Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

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Revue Médiévales. Langue Textes Histoire
Nombre de pages : 224
Langue : français
Paru le : 12/01/2022
EAN : 9782379242021
CLIL : 3386 Moyen Age
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 240×160 mm
Version papier
EAN : 9782379242021

Version numérique
EAN : 9782379242038

Voix laïques (XIe-XIIIe siècle)

N°81/2021

La mise en scène par l’écriture de la voix des laïcs (XIIe-XIIIe siècles), est encore trop peu étudiée. C’est à cette voix, à ses discours (sur la foi, l’organisation sociale…), à son efficience sociale, et à ses processus d’élaboration dans des types de sources très divers, des cartulaires aux chartes en passant par le roman ou les chansons de geste, en latin et en langue romane, que ce dossier est consacré.

La voix écrite au Moyen Âge a fait et fait toujours l’objet de nombreux travaux, liés à des domaines et des perspectives très diverses, de la linguistique à l’anthropologie. Et les récentes ou moins récentes études sur les formes et les fonctions de la scripturalisation au Moyen Âge central et les conséquences de la réforme grégorienne ont permis de l’aborder sous de nouvelles perspectives, avec de nouvelles questions. Bien que s’inscrivant dans ce cadre, la mise en scène par l’écriture de la voix des laici, dans la période grégorienne et post-grégorienne (XIIe-XIIIe siècles), est encore trop peu étudiée.

Voix laïques (XIe-XIIIe siècles)

 

Éléonore Andrieu, Pierre Chastang
Une voix laïque au xiie siècle ?

Valentine Eugène
Par le cuer bieu et autres jurons.Comment entendre le blasphème dans le Roman de Renart ?

Christophe Grellard
Vraie foi, fausse loi.Les mutations de la religiosité dans la Chanson de Roland

Corinne Denoyelle
L’agentivité discursive des conseillers du seigneur dans les romans antiques

Éléonore Andrieu, Pierre Chastang
Guillaume/Guilhem d’Orange et de Gellone. Voix, écritures, textes, documents

Hélène Débax
La voix des vassaux (Languedoc, XIe-XIIe siècles)

Jean-Charles Ducène
Les Canariens selon les sources arabes et occidentales médiévales

Roberto Farinelli, Andrea Giorgi
Sources archéologiques et sources documentaires. Bilan et perspectives pour une approche pluridisciplinaire d’un cadastre siennois du xive siècle : la Tavola delle possessioni (1316-1320)

Points de vue

Pierre Chastang
Voix du Moyen Âge : autour de quelques publications récentes

Nicolas Carrier
De l’esclavage au servage : pour une étude des dynamiques de la servitude

 

Notes de lecture

André-Yves Bourgès, Le Dossier littéraire de saint Goëznou et la controverse sur la datation de la Vita sancti Goeznovei, suivi en annexe de la Vita de saint Ténénan (Alban Gautier) ; Stéphane Coviaux, La Fin du monde viking (Victor Barabino) ; Leonardo Bigolli Pisani vulgo Fibonacci, Liber Abbaci (Marc Moyon) ; Barbara Gelli, Fra principi, mercanti e partegiani. Francesco Aringhieri politico e diplomatico senese del Quattrocento (Didier Boisseuil) ; Denis Hayot, Paris en 1200. Histoire et archéologie d’une capitale fortifiée par Philippe Auguste (Stéphanie Pirez-Huart) ; Tristan Martine et Jessika Nowak (dir.), D’un regnum à l’autre. La Lotharingie, un espace de l’entre-deux ? Vom regnum zum imperium. Lotharingien als Zwischenreich ? (Thibault Montbazet) ; Catherine Verna et Sandrine Victor (dir.), Los carniceros y sus oficios (España-Francia, ss. XIIIe-XVIe ) (Benoît Descamps)

Valentine Eugène
Par le cuer bieu
et autres jurons. Comment entendre le blasphème dans le Roman de Renart ?

Cet article s’intéresse à la façon d’entendre le blasphème dans le Roman de Renart et, à travers lui, « la voix du grand laïc ». Pour ce faire, nous considérerons aussi bien ses modalités linguistiques, ses propriétés morphologiques et le problème que le choix du discours direct soulève dans la réception effective des textes au Moyen Âge que les enjeux littéraires et sociohistoriques que révèlent ses différents emplois au sein de cette œuvre.

Christophe Grellard
Vraie foi, fausse loi. Les mutations de la religiosité dans la Chanson de Roland

Le but de cet article est d’examiner le statut de la religion dans la Chanson de Roland, et ses évolutions au cours du xiie siècle, en comparant les versions d’Oxford et de Châteauroux. Si dans la version d’Oxford, l’accent est mis sur la religion comme système rituel et sur la protection temporelle accordée par le vrai Dieu, la version de Châteauroux, l’accent est mis sur l’amour de Dieu et le salut individuel. Mais en même temps, on semble assister à un encadrement clérical plus fort. Celui-ci, tout en autorisant une appropriation laïque de la relation à Dieu, s’efforce de la maintenir dans un cadre institutionnel fixé.

Corinne Denoyelle
L’agentivité discursive des conseillers du seigneur dans les romans antiques

La représentation des groupes dans des situations de parole pose des problèmes techniques particuliers aux auteurs. La forme qu’ils donnent aux conversations à plusieurs personnages est révélatrice de leur conception de l’individu dans le groupe ou de la prédisposition du groupe au conflit ou au consensus. En développant le concept d’agentivité discursive, on observe, dans un corpus constitué des trois romans antiques, la place que prennent les grands laïcs dans les représentations littéraires des conseils féodaux. Bien que la majorité des conversations de groupe soient rendues au moyen de voix collectives, beaucoup de personnages manifestent une réelle capacité à prendre la parole par eux-mêmes, à s’opposer, à persuader. Leur présence discursive au sein du groupe privilégie les postures dissensuelles qui permettent de percevoir le goût médiéval pour les débats.

Éléonore Andrieu, Pierre Chastang
Guillaume/Guilhem d’Orange et de Gellone. Voix, écritures, textes, documents

La voix donatrice des laïcs fait l’objet d’un travail d’écriture attentif de la part du scriptorium monastique de Gellone au cours du xiie siècle, et ce travail va de pair avec de multiples remplois de personnages et de situations narratives issus de chansons de geste contemporaines : pourtant, le discours des chansons de geste ne pouvait aucunement correspondre, quoi qu’il en soit des variations de chanson en chanson, à une vision monastique du monde. La voix laïque donatrice façonnée par l’écriture monastique est un des lieux où se concentre le travail d’acculturation des énoncés épiques et de leurs propres conceptions de la voix et de l’identité laïques aristocratiques : c’est dans son contexte de discours que nous avons donc tenté de la replacer.

Hélène Débax
La voix des vassaux (Languedoc, xie-xiie siècles)

Il est très difficile d’entendre une voix par-delà le formulaire et les contraintes de la forme diplomatique des chartes. Une conjonction exceptionnelle de facteurs nous permet cependant d’accéder à cette parole laïque dans des serments féodaux du Languedoc, entre la fin du xie et le milieu du xiie siècle, mis en forme et recopiés par des laïcs dans des cartulaires seigneuriaux.

Jean-Charles Ducène
Les Canariens selon les sources arabes et occidentales médiévales

La comparaison de cinq sources arabes et de trois témoignages occidentaux portant sur la population ancienne des Canaries, antérieurement ou au moment de l’arrivée des Européens, révèle des observations très proches voire identiques à propos du mode de vie des Canariens, mais laisse penser à la perte de la pratique de la navigation après le xiiie siècle. L’origine disparate du peuplement semble confirmée par la plus ancienne source arabe.

Roberto Farinelli, Andrea Giorgi
Sources archéologiques et sources documentaires.
Bilan et perspectives pour une approche pluridisciplinaire d’un cadastre siennois du xive siècle : la Tavola delle possessioni (1316-1320)

Ce qu’on appelle communément Tavola delle possessioni est une sorte de cadastre parcellaire, réalisé par la Commune de Sienne entre 1316 et 1320. Suivant une approche archéologique, cet article s’interroge sur les domaines de recherche les plus susceptibles d’être concernés par la Tavola et de contribuer à son exploitation comme source pour l’histoire matérielle. Le rapport le plus immédiat est celui avec l’archéologie de l’habitat. Selon une approche plus générale, la Tavola permet aussi la reconstruction d’une image fiable du peuplement du xive siècle. Une intégration plus poussée entre sources documentaires et matérielles peut être atteinte à travers l’archéologie des paysages, compte tenu de la possibilité offerte par la Tavola de mener une prospection analytique des milieux ruraux habités.

Valentine Eugène
“Par le cuer bieu” and other Oaths. How to Hear Blasphemy in the “Roman de Renart” ?

This article proposes to study how to hear and to understand blasphemy in the Roman de Renart and, through it, « the voice of the great layman ». To do this, we will consider its linguistic modalities, its morphological properties and the problem that the choice of direct speech causes in the effective reception of texts in the Middle Ages as well as the literary and sociohistorical stake revealed by its various uses in this book.

Christophe Grellard
True Faith, False Law. Changes in Religiosity in the “Chanson de Roland”

This article aims to examine the status of religion in the Chanson de Roland, and its evolution during the twelfth century, by comparing the Oxford and Châteauroux versions. While in the Oxford version the emphasis is on religion as a ritual system and on the temporal protection granted by the true God, in the Châteauroux version, on the other hand, the emphasis is on the love of God and the individual salvation. But at the same time, there seems to be a stronger clerical framework. This clerical framework, while allowing for a secular appropriation of the relationship to God, strives to keep it within a fixed institutional framework.

Corinne Denoyelle
The discursive agency of the lord’s advisors in romances of Antiquity

The representation of groups in speech situations poses particular technical problems for authors. The form they give to multicharacter conversations is indicative of their conception of the individual within the group or the group’s predisposition to conflict or consensus. In developing the concept of discursive agency, in a corpus made up of the three romances of Antiquity, we perceive the place that the mighty laypeople take in the literary representations of the feudal councils. Although the majority of group conversations are conducted by means of collective voices, many characters show a real capacity to speak for themselves, to oppose, to persuade. Their discursive presence within the group favors dissenting postures that allow us to perceive the medieval taste for debate.

Éléonore Andrieu, Pierre Chastang
Guillaume/Guilhem of Orange and Gellone. Voices, Writings, Texts and Records

The lay donator voice is the subject of careful writing by the monastic scriptorium of Gellone during the 12th century and this work goes hand in hand with multiple re-uses of characters and narrative situations resulting from contemporary chansons de geste. However, the point of view of the chansons de geste could in no way correspond, whatever the variations from chanson to chanson, to a monastic view of the world. The lay donator voice voice shaped by monastic writing is one of the places where the work of acculturation of epic utterances and their own conceptions of aristocratic lay voice and identity is concentrated : it is in its context of discourse that we have therefore tried to place it.

Hélène Débax
The Voice of the Vassals (Languedoc, XIth-XIIth centuries)

It is very difficult to hear a voice beyond the form and constraints of the diplomatic form of charters. However, an exceptional combination of factors allows us to access this lay voice in feudal oaths from Languedoc, between the end of the  XIthand the middle of the XIIth century, formatted and copied by laymen in seigneurial cartularies.

Jean-Charles Ducène
The Inhabitants of the Canary Islands According to Medieval Arab and Western Sources

A comparison of five Arab sources and three Western testimonies about the ancient population of the Canary Islands, before or at the time of the arrival of the Europeans, reveals very similar or even identical observations about the way of life, but suggests the loss of the practice of navigation after the thirteenth century. The disparate origin of the population seems to be confirmed by the oldest Arabic source.

Roberto Farinelli, Andrea Giorgi
Archaeological sources and documentary sources. A review and some perspectives for a multidisciplinary approach to a Sienese land registry of the XIVth century: the Tavola delle possessioni (1316-1320)

The so called Tavola delle possessioni is a sort of land registry, made by the Commune of Siena between 1316 and 1320. The perspective that characterizes this article, with an archaeological approach, is that to wonder which are the research fields most affected by the data offered by the Tavola, in order to contribute to the study of its potential as a source for material history. The most immediate relationship is with the archaeology of the habitat. In a more general approach, using data contained in the Tavola it is possible to contribute to the reconstruction of a reliable image of the fourteenth-century population. Closer integration between documentary sources and material sources can be achieved through landscape archaeology, considering the possibility offered by the Tavola of contributing to an analytical survey of the anthropized contexts of the rural environment.

Éléonore Andrieu, Pierre Chastang

Une voix laïque au xiie siècle ?

On trouve dans la Vita consacrée, vers 1125, à Geoffroy du Chalard cette déclaration prêtée par le saint à son prédécesseur qui prophétisait sa venue dans les solitudes limousines :

Je n’ai aucun pouvoir, car je suis un laïc et je ne suis pas expert en paroles 1.

Dans les interprétations de la société scripturalisée et de ses « ordres » que proposent les acteurs ecclésiastiques du xiie siècle occidental, comme dans leurs répliques non ecclésiastiques, la voix laïque est un enjeu majeur. En premier lieu parce qu’elle est une composante de la question de la literacy. Elle entre, à ce titre, dans les discours ecclésiastiques qui modélisent pendant l’épisode grégorien 2 les taxinomies et mises en « ordres » sociales : un travail de distinction et de classification des ordres sociaux s’inscrivant « au cœur du rapport aux biens, aux droits et aux échanges 3 » et qui, émanant de l’Église 4, s’impose aux autres 5.

Or si l’« idée-force » des réformateurs consiste bien en la « division de la société chrétienne en deux catégories rigoureusement distinctes : les clercs et les laïcs », soit les deux « genres de chrétiens » du Decretum de Gratien 6, cette « idée-force » produit, par une pluralité de discours, une « naturalisation 7 » des taxinomies sociales : il faut donc retrouver, selon les mots de Roland Barthes, « le souvenir de leur fabrication 8 », puisque, comme l’a rappelé Joseph Morsel, les taxinomies sociales sont avant tout des « procédures d’identification » construisant des identités au moyen de « traits sociaux » 9.

À propos de la « question des laïcs », Catherine König-Pralong et Ruedi Imbach ont évoqué les diverses étapes qui ont conduit les travaux sur la philosophie médiévale à se départir d’une « lecture cléricale » essentialisée 10. En la matière, l’intégration de la literacy dans les objets de recherche des historiens, allemands et anglo-saxons, a contribué de manière décisive à dé-naturaliser les discours ecclésiastiques sur les laïcs 11 : depuis sa « matrice monastique 12 », la literacy est en effet un critère de la construction des taxinomies sociales et de fait, parfois, un vecteur de leur « naturalisation ». Prises dans des énoncés d’origine ecclésiastique, les représentations du laïc en guerrier obstinément illiteratus sont l’un des exemples de la plus « curieuse » et incontestable « réussite » du grand récit ecclésiastique médiéval et de ses répliques historiographiques : « faire oublier » l’intervention et les stratégies ecclésiastiques à l’œuvre dans la production des schèmes de cette représentation 13. Les études portant sur le rôle joué par le binôme litteratus/illitteratus dans les représentations ecclésiastiques des laïcs l’ont prouvé : même s’il ne s’agit pas de nier « l’inféodation culturelle », aux répercussions sociales et politiques majeures, qui fut « orchestrée par le clergé » et « idéologiquement programmée et relayée » 14, il appert que le sens d’un tel binôme réside moins dans la révélation de deux identités sociales préexistantes et affrontées que dans les rapports hiérarchiques qu’il permet/tente d’instaurer entre des acteurs divers du monde social. Dès 1935, Herbert Grundmann 15 montrait que ce binôme était investi par le discours de l’ecclesia pour configurer les personae des « autres », dont les laïcs.

La question de la literacy et le binôme litteratus/illitteratus ont été de la sorte replacés dans l’histoire spécifique de la distinction clericus/laicus et de ce qu’elle implique, notamment en matière de production du social, prescriptive ou non, ecclésiastique ou non. Il devenait dès lors possible d’interroger les conditions de possibilité et les éléments de composition d’un discours et de pratiques non plus seulement ecclésiastiques mais aussi laïques sur la literacy et sur certains modes de résistance aux mises en ordres et usages ecclésiastiques 16.

La « voix laïque » dans les discours ecclésiastiques

La question de la voix fait partie intégrante de la question de la literacy : c’est à ce titre qu’elle participe des mises en scène du laïc et des usages très concrets qui en sont faits sur le terrain des interactions sociales. La voix laïque est en ce sens un élément du discours tenu sur une taxinomie sociale.

Comme le binôme litteratus/illitteratus, le processus qui, par la scripturalisation ecclésiastique, met en scène des laïcs configurés par le biais d’une oralité (et d’une gestualité) parfois militante vis-à-vis de l’écriture et de ses conséquences sociales, relève d’une topique qu’illustrent les dossiers réunis, dans des contextes sociaux et des espaces très différents, par Michael T. Clanchy, Florian Mazel, Steven Vanderputten 17, ou par les spécialistes des rituels ou de l’hérésie. On y recense nombre de personnages d’ecclésiastiques et de grands laïcs qui s’affrontent autour des modes scripturalisés d’appréhension du monde et des différents usages de la literacy. Cet affrontement vaut pour une période durant laquelle l’écriture est encore plutôt “in the form of symbolic and sacred books than to business documents for mundane use 18”, mais aussi pour les temps postérieurs au xiie siècle où l’écrit devient un outil « ordinaire », tourné vers des usages pratiques 19. Mais à partir de documents témoignant du rapport circonspect que l’aristocratie laïque traditionnelle a pu entretenir avec le mouvement de scripturalisation du monde social engagé au cours du second Moyen Âge, Michael T. Clanchy en particulier a proposé un modèle centrifuge d’évolution des modes de communication, dans lequel l’empire de l’oralité traditionnelle reculerait face à l’expansion de l’écriture impulsée par les institutions centrales de la monarchie et de l’Église. Or le travail de Brian Stock sur les communautés textuelles 20, le livre que Walter Ong a consacré à l’histoire de l’oralité 21, ainsi que certaines publications que Jack Goody a consacrées à ces questions, à la suite des discussions de ses thèses par les travaux des New literacy studies, Brian Street en tête 22, invitent à préférer à un modèle de substitution des systèmes de communication une réflexion portée sur les mécanismes par lesquels le développement de la scripturalité reconfigure l’oralité, son statut et ses pratiques. Jack Goody écrit, au sujet de ce qu’il considère comme des systèmes en interaction :

À strictement parler donc, c’est une erreur de diviser les « cultures » entre orales et écrites : on a plutôt affaire à l’oral, à l’oral plus l’écrit, plus l’imprimé, etc. […]. Même là où une grande partie de la population ne lit ni n’écrit, ses membres participent souvent indirectement des deux traditions 23.

Aussi la célèbre anecdote du Quo warranto d’Édouard Ier et du seigneur John de Warenne brandissant son épée rouillée en garantie de ses terres plutôt qu’une charte vaut-elle moins comme un indice à partir duquel il serait possible de dessiner une sociologie univoque de l’accroissement de la literacy, que comme l’aperçu saisissant d’un discours des promoteurs de la scripturalisation du monde social – clercs et laïcs d’ailleurs – à l’égard de ceux qui, à tort ou à raison, apparaissent comme les tenants de formes de légitimation anciennes d’une conception périmée de l’ordre social. L’oralité et ses différentes formes, imperita ou non, véhiculées par tel ou tel type de voix, sont de la sorte pourvus d’un rôle axiologique discriminant. Dans certaines mises en scène, ce sont ainsi des laïcs professant une méfiance radicale vis-à-vis de l’écriture ou manifestant une incapacité notoire à en user, voire un refus de toute procédure écrite, qui sont portraiturés : conformément à une topique formalisée par l’Église et dont on peut repérer la solidité de discours en discours, y compris dans les premières productions non ecclésiastiques, ils y recourent à la seule oralité, à des rituels non écrits, à des gestes et des manipulations d’objets auxquels sont souvent liées dans les mêmes portraits des notations émotionnelles, dont la colère, les larmes ou le rire, annexées au thème connexe de la violence et impactant la parole et sa composante sonore 24. Dans d’autres mises en scène tout aussi topiques, une autre marque de l’expression de l’« auxiliarité » du laïc par rapport au clerc, caractéristique du discours réformateur 25, consiste à lui refuser la potestas de la voix efficace réservée aux clerici et sur laquelle plane l’ombre portée du paradigme eucharistique 26. Le laïc y reste soumis à la voix qui porte la parole de prédication, d’édification et/ou de pénitence 27, celle dont procèdent les sacrements mais aussi l’acte guerrier dès lors qu’il correspond au dessein divin 28. De même, la puissance de l’anathème y abat bien mieux l’ennemi de l’Église que ne le fait l’épée d’un bras armé, fût-il royal 29. Si la voix des laïcs acquiert quelque valeur, ce ne peut être que par la médiation que lui procure l’institution ecclésiastique qui l’« auxiliarise » en l’inscrivant dans ses propres desseins. Ces portraits ecclésiastiques du laïc affirment ainsi que le pouvoir de la voix des clercs est bien supérieur en valeur spirituelle et bien plus efficace dans l’Histoire et le monde social que ne l’est une voix laïque cantonnée à un pouvoir temporel, ou réduite à la plus totale impuissance 30, ou encore chargée de tous les péchés de la langue 31.

Mais il est rien moins que certain que, comme le laisse parfois entendre Michael T. Clanchy, ces portraits ecclésiastiques topiques de grands laïcs constituent des preuves d’une résistance réelle et consciente du groupe à des stratégies symboliques mais aussi pragmatiques imposées par l’Église et l’administration monarchique ; et surtout que ces résistances ponctuelles, réelles, témoignent d’une absence d’acculturation des laïcs à l’écriture et aux usages efficaces et literate de la parole écrite et orale. L’histoire du second Moyen Âge montre au contraire une grande fluidité sociologique entre le monde de l’Église, celui de l’administration et celui des cours, ainsi qu’une scripturalisation des modes de domination sociale de l’aristocratie laïque, dont l’histoire opère conjointement sur le plan des écritures seigneuriales 32 et sur celui de la formation, à partir du xive siècle, d’une légitimité sociale à dominer dans laquelle la maîtrise de la culture écrite et la possession des objets qui lui sont liés et des savoir-faire formalisés par les artes tiennent une place croissante 33. Si le grand laïc peut être conduit, dans certains contextes précis, à se définir et à être défini comme appartenant au monde du « before the coming of written records », et des « non-literate ways » pour reprendre les mots de Michael T. Clanchy 34, il ne s’agit donc pas d’une constante sociohistorique. Il en va de même d’ailleurs pour les représentations des rapports des personnages ecclésiastiques à la literacy : ces rapports à l’écriture et au pouvoir de la voix sont en réalité très souples, ainsi

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Revue Médiévales. Langue Textes Histoire
Nombre de pages : 224
Langue : français
Paru le : 12/01/2022
EAN : 9782379242021
CLIL : 3386 Moyen Age
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 240×160 mm
Version papier
EAN : 9782379242021

Version numérique
EAN : 9782379242038

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