Barbara Le Maître et Jennifer Verraes
Préambule
Ceci n’est pas (tout à fait) un livre sur les rapports entre le cinéma et les arts plastiques, ou entre le cinéma et l’art contemporain. Devant les écrans qui prolifèrent sur les cimaises, il tente en effet de prendre un peu de recul pour demander tout simplement ce que le cinéma fait au musée, c’est-à-dire ce qu’il y fait et ce qu’il lui fait – et, réciproquement, ce que le musée fait au cinéma. En somme, aux interrogations coutumières concernant l’exposition du cinéma au musée, nous avons choisi de substituer une double interrogation portant sur la muséalité propre au cinéma et sur la cinématographicité (ou le cinématisme) propre au musée. « Cinéma » n’est donc plus uniquement le nom d’un objet dont le musée aura pu se saisir pour l’exposer, mais le nom d’œuvres et d’expériences dans lesquelles le musée trouve à être repensé.« Musée », dans le même ordre d’idées, qualifie moins un lieu qu’un ensemble de fonctions et d’opérations, susceptibles de s’effectuer ailleurs que dans les espaces, au demeurant variés, répondant au nom de « musée ». Pour le dire encore autrement, c’est à un double déplacement que cet ouvrage entend se livrer : concevoir le cinéma comme puissance muséale aussi bien que réflexion sur le musée, et non simple objet muséalisé ; en retour, concevoir le musée comme série d’opérations à l’œuvre dans le cinéma, et non simple cadre architectural.
Muséographie/Muséologie
Depuis une vingtaine d’années, l’introduction d’images filmiques dans les musées d’art moderne et d’art contemporain a donné lieu à une ample réflexion sur les modalités de leur exposition en tant qu’elles relaient ou modifient le dispositif de la salle de cinéma. Cette réflexion n’était pas sans faire écho à des questions simultanément soulevées dans le champ de l’art en général et touchant au régime de l’exposition en particulier : tandis que le cinéma s’inventait une place au musée, les expositions temporaires se multipliaient, les accrochages des grands musées étaient systématiquement repensés, la figure du commissaire d’exposition indépendant émergeait et l’installation assimilait de plus en plus l’œuvre à sa propre scénographie. Le cinéma et l’exposition se réinventant de concert, ces domaines d’investigation a priori distincts se sont réciproquement enrichis à la manière de vases communicants : la transformation des conditions matérielles de l’expérience cinématographique aiguillonnait un nouvel imaginaire plastique et théorique au contact de notions et de formes ressortissant traditionnellement aux arts plastiques – assemblage, tableau, ready-made, médium ou dispositif, par exemple ; en retour, « l’art de l’exposition » empruntait à l’imaginaire et à la grammaire cinématographiques du montage et de la mise en scène, tout en aspirant à des effets d’auteurisation. Cette coïncidence a sans doute contribué au privilège que la réflexion sur le cinéma élargi a jusqu’à présent accordé aux considérations d’ordre muséographique, c’est-à-dire liées aux pratiques et aux techniques de l’exposition, aux dépens de questions d’ordre muséologique, lesquelles touchent à l’ensemble des fonctions muséales. C’est précisément sur cette dimension de la présence du cinéma au musée, étendue à la totalité de ses activités et de ses missions – non seulement l’exposition, mais aussi la collection, la conservation, l’élaboration de savoirs et de discours sur l’art ou encore la médiation –, que cet ouvrage voudrait attirer l’attention ; réfléchissant ainsi à ce qui circule entre le cinéma et le musée, l’ouvrage conçoit tout autant ce dernier comme un lieu de reconfiguration du dispositif cinématographique que, plus largement, comme une institution dont les logiques culturelles et le pouvoir symbolique sont susceptibles d’être captés, transformés, réinventés, voire détournés par le cinéma.
Avant de présenter les différents chapitres, précisons ceci, pour éviter tout malentendu : « cinéma » est pour nous le nom d’un médium envisagé moins en tant qu’articulation entre un support matériel et un régime de plasticité que comme site d’une triple expérience. Plus précisément, « cinéma » qualifiera tour à tour, au long de ces pages, un objet et une pensée du patrimoine, un objet et un moyen de l’histoire de l’art, un objet et un instrument de médiation : chaque fois donc, dans le même temps, une fonction esthétique et une fonction culturelle. D’aucuns estimeront peut-être qu’un autre nom conviendrait mieux pour ces objets qui ne sont pas toujours des films et ces expériences régulièrement conduites hors de la salle de projection. Nous pensons que le cinéma, sous son acception commune, constitue bien quelque chose comme le plan de pertinence du discours ici développé – en d’autres termes, le cinéma reste ce dont cet ouvrage traite fondamentalement.
Le cinéma au lieu du patrimoine
Une première piste explorée par l’ouvrage, à partir du film Cinema Museum de Mark Lewis auquel deux textes sont consacrés, est en l’occurrence celle du film comme espace muséal et, en particulier, comme lieu où se pose la question du patrimoine cinématographique. Ou mieux, du film comme lieu où se construit, où s’invente même, un patrimoine non réductible à des bobines, des machines, des documents d’archives – mais bien sûr, aucun patrimoine ne saurait se réduire à cela : la chose patrimoniale est tout sauf un ready-made. L’hypothèse, à cet endroit, est que le patrimoine cinématographique est une question aussi bien qu’une construction formelle, d’une part, soit une forme susceptible d’être inventée dans les termes ou selon les moyens plastiques du cinéma. D’autre part, second versant de l’hypothèse, le patrimoine cinématographique serait fondamentalement un patrimoine imaginaire – et à tout prendre, cela n’est jamais qu’une manière de tirer la leçon de cette définition du médium autrefois formulée par Christian Metz1 : à signifiant imaginaire, patrimoine imaginaire ? Cette dernière proposition implique évidemment de revenir sur André Malraux et son Musée Imaginaire. Dans un tout autre contexte, la relation entre cinéma, imaginaire et patrimoine est interrogée à la faveur d’une analyse des partis pris qui ont prévalu à la conception du nouveau musée de l’Acropole, site patrimonial s’il en est. Prenant acte de la nature particulière de son objet – un ensemble architectural apparenté à un « schéma de montage de vues » figurant, selon les mots de Sergueï Eisenstein, « le modèle le plus parfait d’un des films les plus anciens » (voir p. 39) –, le musée de l’Acropole mobilise en effet des tropes cinématographiques de façon extrêmement originale : des inserts ouvrant notamment sur des fouilles archéologiques en cours « sous » le musée ; des ellipses marquant la place des panneaux manquants de la frise des Panathénées conservés au British Museum et formulant ainsi « en dur » une revendication patrimoniale.
Cinéma et expérience de l’art au musée :
une histoire alternative
Le second volet de cet ouvrage s’intéresse aux incursions du film ou de son dispositif au musée en tant qu’elles offrent des prolongements originaux à la critique de l’institution dans sa fonction de prescription d’une expérience unifiée de l’art. S’invitant parmi les autres arts, le cinéma a pris en marche le train de la révolution duchampienne : si les musées d’art moderne et contemporain exposent moins des œuvres d’art que la question, les critères et la valeur de l’art, le cinéma est éminemment susceptible d’en bousculer encore davantage les coordonnées. Les textes rassemblés dans cette partie envisagent donc le musée comme un lieu exposé au risque de la réinvention permanente des contours de l’expérience esthétique. Un premier texte montre ainsi comment, dans l’exposition qu’il a conçue pour le Centre Pompidou en 2006 (Voyage(s) en utopie), Jean-Luc Godard mettait à nu la politique du goût pratiquée par l’institution. En convertissant l’invisible plan d’équivalence instaurant la communauté des objets rassemblés au musée en plan de montage voué au contraire à les renvoyer dos à dos (champ et contrechamp), il réinscrivait en effet la question du jugement de goût au cœur de l’espace du musée. Au « contrechamp » godardien, le second texte de cette partie ajoute un « contretemps » fort à propos : de quoi – demande-
t-il – les images en mouvement de l’art contemporain sont-elles contemporaines ? En redonnant une actualité à des aspects de l’expérience esthétique qu’on eût pu croire en voie d’extinction au musée – le temps comme astreinte, luxe et dimension du mystère de l’œuvre, mais aussi les embarras du spectacle comme forme de socialisation forcée –, il se pourrait que la présence intempestive du cinéma y soit paradoxalement des plus opportunes. En porte-à-faux avec l’esthétique dominante du white cube, c’est encore en contrebande que le cinéma introduit le noir au musée comme nouvelle condition de visibilité de l’œuvre exposée. Le troisième texte de cette partie propose à ce sujet une hypothèse inattendue en faisant du minimalisme de Tony Smith une préfiguration de la « tendance scénique » des black boxes qui réinventent aujourd’hui les structures fantasmagoriques de réception de l’art. Enfin, à travers la trilogie Shortstories de Dominique Gonzalez-Foerster, le dernier texte statue sur l’impact du cinéma sur les arts plastiques et l’architecture – et réciproquement. Partant de l’hypothèse que le cinéma serait à l’origine à la fois du « ready-made » (privilégiant le choix sur la fabrication) et du « plan libre » (défonctionnalisant le mur), l’auteur y décrit un « contrecoup » inopiné : « à faire » au musée, le cinéma régresse ici au rang de repérage rétrospectif et rematérialise des murs de projection là où la salle traditionnelle les faisait disparaître.
Transmission, ou comment le cinéma désoriente
la visite guidée
La troisième partie de cet ouvrage est consacrée à l’une des orientations majeures des politiques muséales – l’importance accordée aujourd’hui à ces questions ne faisant que relayer d’anciennes préoccupations –, soit le souci de la transmission aux publics et la réflexion sur la médiation2. Ce faisant, les trois textes de ce dernier volet contribuent à penser les modalités et les limites d’une assignation de l’art à sa vocation édifiante. S’appuyant sur l’analyse d’une série de films mettant (plus ou moins) en scène des « visites guidées » – déclinées en visites didactiques, programmatiques et métaphoriques –, le texte inaugurant cette dernière partie interroge la fonction de commentaire inhérente au dispositif muséal et montre comment le cinéma a pu produire les formes critiques de la leçon dispensée au musée. De la critique à la subversion, il n’y a qu’un pas, franchi entre le premier et le second des textes ici agencés. Démêlant l’écheveau complexe d’un film de Ryan Gander, ce second texte fait valoir les puissances de la fable cinématographique en regard des « discours qui font autorité dans le système institutionnalisé de la réception des œuvres d’art ». Passé la lecture de ce texte, on songera peut-être que l’œuvre de Gander, au-delà de son ironie subtile (et de cette ruse que nous ne révélerons pas), pourrait bien avoir pris acte, à sa façon, de certaines conclusions magistrales formulées par Pierre Legendre à l’endroit de la transmission (dans un contexte toutefois bien éloigné du contexte muséal) : « […] une transmission ne se fonde pas sur un contenu, mais avant tout sur l’acte de transmettre, c’est-à-dire en définitive sur les montages de fiction qui rendent possible qu’un tel acte soit posé3 […]. » Les mots de Legendre fournissent par ailleurs un synopsis idéal autant qu’inattendu à l’œuvre de Tino Sehgal analysée dans le dernier texte, qui prend pour objet la visite guidée, transformée en performance, d’un musée vidé de ses œuvres, et examine diverses conséquences induites par ce retournement radical, au moyen d’une relecture des propositions formulées par Dominique Païni à propos du cinéma, du musée et de la flânerie. Nous ne dévoilerons à peu près rien de l’entretien avec Fabrice Lauterjung4 sur lequel s’achève l’ouvrage – présenter un entretien c’est, déjà, gâcher le plaisir de sa découverte – sinon qu’il a bénéficié, comme l’ensemble des contributions à cet ouvrage, de l’amitié sans laquelle l’échange n’est pas tout à fait le même.
Délocalisations
À trouver la question du « cinéma au musée » ainsi réinscrite dans le cadre élargi de la muséologie, nous espérons que le lecteur retrouvera la faculté de s’étonner de cet étrange chassé-croisé historique : comment expliquer en effet que les images en mouvement commercent de si bon gré avec le musée quand les avant-gardes artistiques se sont si assidûment employées à échapper aux contraintes qu’il pouvait incarner (pensons à la performance, au land art ou encore à l’art conceptuel…) ? Infiltrant le musée, le cinéma aurait-il le don de le déconstruire ou de le délocaliser de l’intérieur ? L’ensemble des textes ici rassemblés voudrait en témoigner. La perspective muséologique que nous avons choisi d’adopter a par ailleurs la vertu de respécifier un territoire que la plupart des écrits sur le cinéma d’exposition ont globalement ignoré : les cinémathèques. S’il n’est que tacitement question de ces « maisons du cinéma » dans cet ouvrage – évoquées un peu partout mais jamais frontalement –, c’est que nous sommes paradoxalement convaincues que l’un des principaux défis que ces institutions ont aujourd’hui à relever, à côté et non à l’encontre de toute entreprise muséologique, est précisément de nature muséographique : à l’heure des cinémathèques personnelles et conservées sur disques durs, la question de l’exposition est devenue un domaine d’expérimentation crucial pour ces institutions. Le présent ouvrage forme donc en quelque sorte le contrechamp de cet autre chantier décisif.
Barbara Le Maître et Jennier Verraes
Remerciements :
Gilles Amalvi, Solène Guillier, Florent Lahache, Isabelle et Jean-Conrad Lemaître, Mark Lewis, Kim O’Neill et Thierry Tissot ont contribué, chacun à sa façon, à la réalisation de cet ouvrage : qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés. Nous tenons également à remercier le Conseil scientifique de l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, ainsi que l’IRCAV (Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel, Paris 3) et Laurent Creton pour avoir soutenu le projet de recherche dont cet ouvrage est issu.