Presses Universitaires de Vincennes

Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

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Revue Médiévales. Langue Textes Histoire
Nombre de pages : 212
Langue : français
À paraître le : 17/05/2024
EAN : 9782379244384
Première édition
CLIL : 3386 Moyen Age
Illustration(s) : Oui
Dimensions (Lxl) : 240×160 mm
Version papier
EAN : 9782379244384

Évaluer, apprécier

N°85/2023

Une équipe de médiévistes sud-américains présente un dossier historique original, décloisonné, qui se propose de comparer les procédures d’évaluation de l’expertise judiciaire, des échanges marchands et même de l’appréciation des personnes.

Évaluer, apprécier

Dossier coordonné par Marcelo Cândido da Silva, Paola Miceli et Martin Gravel

 

01         Marcelo Cândido da Silva, Paola Miceli

Évaluer les personnes et les choses

02         Paola Miceli

Évaluer le témoignage et construire la vérité dans une enquête judiciaire (Royaume de León, xiie siècle)

03         Maria Filomena Coelho

La vérité évaluée par le témoignage : le cas des enquêtes d’Afonso II (Portugal, 1220)

04         Armando Torres Fauaz

L’expression boni homines / boni viri dans les codes juridiques et les sources judiciaires bourguignonnes au Moyen Âge

05         Marcelo Cândido da Silva

L’oikonomia et l’évaluation foncière à l’époque carolingienne

06         Adrien Bayard

Estimation de la valeur et de la production du sel en Aquitaine (IXe-XIe siècles)

Essais et recherches

07         Sylvain Piron

« Une dénommée Margonette ». Hypothèses sur les origines sociales de Marguerite Porete

08        Florian Gallon

Apostille à l’histoire d’un arabisme. Usages du terme mecelemo dans la Catalogne des xe-xiie siècles

09         Justine Audebran

Une histoire politique du culte de saint Kenelm dans l’Angleterre de la fin du Xe siècle

10         Dave De ruysscher

Les seigneurs d’Alost en Flandre (Xe-XIIe siècle) : nobles négociants ?

11         Notes de lecture

Ce travail est le fruit d’une recherche collective menée dans le cadre des travaux de la Rede latino-americana de estudos medievais (Red.e), qui rassemble des médiévistes du Brésil, de l’Argentine, du Chili, du Costa Rica et du Mexique. Deux groupes de travail ont été consacrés aux méthodes d’administration de la preuve et à l’évaluation de la valeur des choses. Les groupes ont ensuite réalisé une analyse comparative des procédures d’évaluation de l’expertise judiciaire et des échanges marchands, dont les résultats sont présentés ici.

Introduction

Marcelo Cândido da Silva, Université de São Paulo

Paola Miceli, Université nationale de General Sarmiento

 

Évaluer les personnes et les choses

Il existe aujourd’hui un consensus sur le fait que l’attribution de valeurs aux choses et aux personnes est une partie essentielle du processus de construction et de reproduction de la société. Trois raisons justifient ce consensus. Premièrement, qu’elle soit exprimée ou non en termes monétaires, la valeur constitue un instrument de classification, d’ordre, de hiérarchisation des personnes et des choses. Deuxièmement, comme l’a montré Maurice Godelier, l’attribution de valeur – monétaire ou autre – a la capacité de transformer des choses en biens « marchands » ou même « sacrés ». Pour cela, il n’est pas strictement nécessaire qu’il y ait une transformation de la chose – par exemple, une opération de fabrication qui en modifierait les caractéristiques physiques[1]. Les contributions de l’anthropologie économique et de l’anthropologie juridique ont été fondamentales pour identifier les implications sociales et le potentiel créatif de l’attribution de valeur. Troisièmement, le processus d’évaluation n’est pas l’expression idéale d’un monde matériel ni sa manifestation subjective et unilatérale. L’évaluation est issue des négociations et des rapports de force entre différents acteurs. Que ce soit dans les litiges judiciaires, lors de l’appréciation de la pertinence des preuves et de la qualité des témoins, dans les échanges marchands et non marchands, ou lors de la discussion de la valeur des biens, elle est le résultat d’un débat qui aboutit à un consensus, ce qui fait que des valeurs attribuées ne découlent pas d’une volonté individuelle. Depuis quelques années, les historiens se sont emparés du sujet, comme on peut le voir, par exemple, dans les actes du 42e congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public (SHMESP) consacré aux experts et aux expertises au Moyen Âge[2]. Ses auteurs ont privilégié les questionnements autour du recours à l’expertise, du statut de l’expert, des champs de l’expertise, de la production et des outils, du savoir-faire et de l’auctoritas, ainsi que des usages de l’expertise. Les trois quarts des communications sur les experts et l’expertise portaient sur les deux derniers siècles du Moyen Âge dans les sociétés européennes, ce qui s’explique par les sources produites et conservées, plus nombreuses pour cette période, mais aussi par le développement de la procédure inquisitoire.

L’anthropologie économique a bien montré que les mécanismes d’évaluation sont déjà opérationnels dans les sociétés prémodernes. D’autre part, la force des approches primitivistes chez les historiens du Moyen Âge a parfois constitué un obstacle à la reconnaissance de la nature mesurable de la valeur avant l’avènement de la modernité. Comme l’ont souligné Patrick Boucheron, Laura Gaffuri et Jean-Philippe Genet dans un récent travail sur les systèmes de valeurs au Moyen Âge et à l’époque moderne, la valeur, du fait de sa polysémie, possède une double dimension, quantitative et qualitative[3]. L’introduction de Laurent Feller à l’ouvrage Expertise et valeur des choses au Moyen Âge identifie deux dimensions de l’expertise : la première, issue du champ juridico-politique au sens large, constitue une catégorie analytique servant à décrire le pouvoir et son fonctionnement ; la seconde, privilégiée dans l’ouvrage en question, s’applique en matière économique, notamment dans le domaine des échanges[4].

Les travaux présentés dans le présent dossier ont pour but de réfléchir aux dimensions quantitatives et qualitatives des procédures d’évaluation[5]. Nous avons choisi de procéder à une comparaison raisonnée des évaluations dans deux domaines d’action concrète, parmi de nombreux autres possibles : l’expertise judiciaire et les échanges, marchands ou non.

Nous nous intéresserons tout d’abord à la manière dont, dès le xiie siècle, l’expertise judiciaire évalue les faits, les preuves et les témoins. Les articles de Paola Miceli et María Filomena Coelho proposent justement d’analyser la construction de la vérité dans le cadre de l’enquête judiciaire. Dans « Évaluer le témoignage et construire la vérité dans une enquête judiciaire (Royaume de León, xiie siècle) », P. Miceli analyse une enquête judiciaire menée en 1152 par Sancie, sœur du roi Alphonse VII de León et Castille pour évaluer et estimer aussi bien la qualité des témoins que la pertinence des preuves pour prouver une coutume. Partant du fait que le jus commune reconnaît la validité de nombreuses formes de preuves judiciaires, il existe une prédilection pour la parole des témoins. L’auteure affirme que cette préférence se fonde, d’une part, sur les limites imposées à l’écriture comme forme de preuve et, d’autre part, comme le signale Marta Madero, sur la primauté que les juristes, suivant en cela Aristote, attribuèrent aux sens dans les processus cognitifs. Pour P. Miceli, le juge joue ici un rôle fondamental : il doit, d’une part, faire converger les propos des différents témoins afin de construire une vérité unique et, d’autre part, évaluer leur crédibilité en fonction de leur condition sociale. Il s’agit d’obtenir des témoignages de la bouche des fidèles paroissiens, qui incarnaient dans la constitution même de la communauté politique chrétienne un modèle de probité (fides).

L’étude de M. F. Coelho, « La vérité évaluée par le témoignage : le cas des enquêtes d’Afonso II (Portugal, 1220) », étudie les enquêtes princières de 1220 menées au Portugal sous le règne d’Afonso II (1211-1223). L’auteure considère que la qualité des témoignages et la capacité d’évaluation attribuée aux témoins sont des conditions indispensables à l’établissement de la vérité. Celle-ci se fonde sur l’évaluation sociale de ceux dont les discours constituent la matière des témoignages. Les témoins cités à témoigner, environ un millier, établissent une vérité prononcée à haute voix devant des boni homines qui réaffirment l’autorité royale.

Ces deux articles montrent que la construction de la vérité dépend de la conviction d’une auctoritas qui doit évaluer et estimer la crédibilité des témoins et la validité des preuves. Il est intéressant de noter que la proximité joue un rôle déterminant dans l’évaluation d’un témoignage adéquat. Une vie prolongée dans la localité est en effet ce qui garantit une connaissance approfondie des faits et des coutumes et, par conséquent, est déterminante pour la qualité du témoignage. Il est nécessaire d’être un bon voisin pour garantir la légitimité de sa connaissance de l’acte judiciaire à prouver. D’où la nécessité d’avoir comme témoins des membres de la communauté qui peuvent rendre compte de la temporalité des pratiques ou des faits à prouver, condition fondamentale établie par le droit commun comme moyen de légitimation d’un droit.

Deux concepts présents dans ces articles, celui de modèle de probité et celui de boni homines – qui enquêtent ou qui déposent –, apparaissent comme centraux dans l’article d’Armando Torres Fauaz. Dans « L’expression boni homines / boni viri dans les codes juridiques et les sources judiciaires bourguignonnes au Moyen Âge », ce dernier étudie l’expression boni homines, ou boni viri, dans une perspective d’analyse conceptuelle. Il s’agit de montrer, à partir du droit romain, que le qualificatif renvoie, au Moyen Âge, à un modèle d’aptitude fondé, d’une part, sur la confiance, la fides et la fama et, d’autre part, sur l’expertise, c’est-à-dire la capacité à donner un avis éclairé sur l’affaire judiciaire en question.

La qualité des témoins, ou leur bonne réputation (notoriété), est un élément essentiel pour la construction de la vérité judiciaire, mais aussi pour la justice des échanges. L’article de Marcelo Cândido da Silva, « L’oikonomia et l’évaluation foncière à l’époque carolingienne », propose l’analyse d’un bref daté de la fin du règne de Charlemagne et présentant un compte rendu d’un échange de terres entre deux monastères situés en Italie, San Silvestre de Nonantola et San Salvatore de Brescia. Dans cet échange, les procédures d’évaluation sont mises en œuvre par ceux que le bref appelle les « associés idoines ».

Les articles de ce dossier montrent que les procédures d’évaluation concernent aussi bien les choses que les personnes. De telles procédures sont présentes dans les échanges marchands et non marchands, ainsi que dans les réflexions sur la monnaie. En ce qui concerne les échanges non marchands, nous serons particulièrement intéressés par les mécanismes de détermination du prix. L’étude de M. Cândido da Silva sur l’oikonomia et l’évaluation foncière à l’époque carolingienne montre que pour déterminer les valeurs des terres des monastères de San Silvestre de Nonantola et San Salvatore de Brescia, les enquêteurs (les « associés idoines ») demandent aux habitants de chaque localité à quel prix ces terres pourraient être achetées, selon la coutume locale, « si elles étaient à vendre ». Ce bref constitue un document exceptionnel, car il nous permet de reconstituer les opérations de calcul qui ont abouti à la détermination de la juste valeur des terres. Il n’est pas toujours aisé, pour les sociétés médiévales, de reconstituer les opérations de calcul qui aboutissent aux valeurs dites équitables des échanges, et encore moins de connaître leur impact sur les prix de marché des céréales et du pain. Par ailleurs, les arguments entourant l’établissement de ces valeurs en disent long sur les conceptions de la justice et de l’injustice associées aux échanges. Les réflexions sur le bon commerce sont associées, tant dans les textes législatifs des premiers siècles du Moyen Âge que dans les œuvres des frères mendiants du xiiie au xve siècle, à des définitions de pratiques considérées comme injustes : usure, avarice et profit indu.

Pour ce qui est des échanges marchands, Adrien Bayard analyse dans son article, intitulé « Estimation de la valeur et de la production du sel en Aquitaine (ixe-xie siècles) », les relations entre les sauniers et les communautés monastiques présentes sur la côte atlantique, et plus précisément dans le pertuis Charentais. Il montre non seulement un haut degré d’autonomie et d’initiative des exploitants des marais salants, mais aussi l’existence de procédures d’évaluation. La notion d’aire salante, très présente dans la documentation diplomatique – et plus particulièrement dans les cartulaires de Saint-Jean-d’Angély, de Saint-Maixent, de Notre-Dame de Saintes, ainsi que dans le cartulaire saintongeais de la Trinité de Vendôme –, illustre bien le rôle des différents acteurs des salines. En effet, pour les sauniers, il s’agit d’une unité de travail permettant de mesurer l’étendue d’une exploitation, une cinquantaine d’aires correspondant à la surface moyenne pouvant être mise en valeur par trois personnes. Pour les propriétaires, moines ou membres de l’aristocratie laïque, les aires sont une unité de surface permettant d’évaluer la quantité de sel produite annuellement par un marais, selon un rapport de vingt aires pour une livre de marais[6]. Ces livres peuvent elles-mêmes être converties en sous et en derniers, afin d’évaluer le rendement d’un bien en muids de sel (unité de volume et de contenance permettant de mesurer les liquides ou les matières sèches comme le sel), particulièrement lorsque les moines contrôlent les églises construites à proximité des marais, et donc que les sauniers payent leurs dîmes en sel.

Dans le livre Expertise et valeur des choses au Moyen Âge, L. Feller, Ana Rodriguez et les autres auteurs ont choisi de privilégier les cultures pratiques et les aspects matériels de ces pratiques, en laissant de côté le contexte religieux, dont ils reconnaissent la présence dans les domaines analysés. Ce que nous proposons de faire ici, en réunissant les travaux sur l’expertise judiciaire et les évaluations marchandes et non marchandes, est de réfléchir à la dimension « éthico-morale », ainsi qu’à la dimension quantitative des procédures d’évaluation. Cette dimension « éthico-morale » est en fait une dimension qualitative de l’évaluation. En ce qui concerne la procédure judiciaire accusatoire par exemple, elle est liée à la condition sociale des victimes et/ou des tortionnaires, qui détermine la gravité du crime commis. En ce qui concerne les relations commerciales, elle permet de distinguer un commerce équitable d’un commerce déloyal. Dans ces deux cas, la dimension qualitative ne peut être séparée de l’aspect quantitatif.

Plusieurs des partisans de l’approche économétrique ont fait valoir que les concepts de prix équitable ou légitime, en raison de leur incompatibilité avec les règles du marché libre, sont dépourvus de toute signification scientifique. Notre vision est différente : dans tous les articles de ce dossier, nous pouvons voir que les mécanismes d’établissement de la juste valeur des personnes et des choses sont au cœur même de la fabrication de la société. La possibilité de procéder à une histoire sociale et économique de l’évaluation n’a pas encore été pleinement explorée pour l’étude des sociétés médiévales. Toujours est-il qu’elle peut nous aider à comprendre le processus de construction et de reproduction de la société, mais aussi à mettre en cause les frontières traditionnelles entre les sociétés modernes et les sociétés prémodernes.


[1] M. Godelier, « Des choses que l’on donne, des choses que l’on vend et celles qu’il ne faut ni vendre ni donner, mais garder pour les transmettre », dans Id., Au fondement des sociétés humaines : ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, 2007, p. 71-81.

[2] Experts et expertise au Moyen Âge. « Consilium quaeritur a perito », 42e congrès de la SHMESP (Oxford, 2011), Paris, 2012.

[3] P. Boucheron, L. Gaffuri, J.-P. Genet éd., Valeurs et systèmes de valeurs (Moyen Âge et Temps modernes). Le pouvoir symbolique en Occident (1300-1640), Paris, 2016.

[4] L. Feller, « Introduction », dans L. Feller, A. Rodríguez éd., Expertise et valeur des choses au Moyen Âge. II. Savoirs, écritures, pratiques, Madrid, 2016, p. 13-21.

[5] Le dossier que nous proposons ici est le fruit d’une recherche collective menée dans le cadre de la Rede Latino-americana de Estudos Medievais (Red.e). Créé en 2015 lors d’une réunion à Santiago du Chili, ce réseau rassemble des chercheurs en histoire médiévale du Brésil, de l’Argentine, du Chili, du Costa Rica et du Mexique. En préparation des premières journées virtuelles de la Red.e, organisées par des collègues de l’Universidad Nacional Autónoma de México, deux groupes de travail ont été mis en place, consacrés respectivement aux méthodes d’administration de la preuve et à la valeur des choses. Après les journées virtuelles, qui ont eu lieu entre le 11 et le 13 novembre 2020, et en raison des interactions qui se sont développées durant les débats, les deux groupes ont décidé d’établir une analyse comparative des procédures d’évaluation présentes, à la fois, dans l’expertise judiciaire et dans les échanges marchands des sociétés médiévales. Ce projet collectif, dont les premiers résultats sont présentés ici, constitue l’une des premières initiatives du genre en Amérique latine.

[6] Il s’agit de la surface de marais nécessaire pour produire une livre de sel et cela peut également être converti en unité de compte avec un équivalent en sous d’or.

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Revue Médiévales. Langue Textes Histoire
Nombre de pages : 212
Langue : français
À paraître le : 17/05/2024
EAN : 9782379244384
Première édition
CLIL : 3386 Moyen Age
Illustration(s) : Oui
Dimensions (Lxl) : 240×160 mm
Version papier
EAN : 9782379244384

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