Introduction
Objet pluridisciplinaire longtemps méprisé, le pastiche a marqué les œuvres qu’il désignait de l’opprobre des critiques d’art jusqu’à ce que Proust réhabilite cette notion en affirmant son utilité pédagogique et son intérêt littéraire. Pastiches et mélanges constituait un premier pas vers la reconnaissance publique du pastiche tout en marquant de façon claire la césure entre ces jeux stylistiques et le reste de l’œuvre du romancier.
Régulièrement éclipsé par la parodie, chargé des lourds soupçons de vacuité des emprunts postmodernes, le pastiche est confronté, durant le xxe siècle, à la contradiction d’être une pratique artistique récurrente sans bénéficier pour autant d’une franche reconnaissance de ses qualités. Rares sont les textes de référence, comme ceux de Roland Mortier, Margaret Rose ou encore Gérard Genette envisageant le pastiche de façon productive et positive.
Dans ce contexte théorique, l’usage que Pier Paolo Pasolini fait de cette notion ne peut que surprendre. Il marque cette singularité par l’emploi d’italiques et favorise la consonance française bien que d’origine italienne, du terme qui se pare d’une singularité immédiatement plurilingue. Pasolini n’hésite pas à qualifier ses œuvres de pastiche et à utiliser cette notion de façon extrêmement constructive pour décrire les jeux de mixité stylistiques et linguistiques qu’il retrouve chez d’autres artistes.
Si l’œuvre de Pasolini a été, et continue d’être abondamment étudiée, on ne peut que déplorer l’absence de recherches sur le pastiche pasolinien. Le pastiche pasolinien n’est pas analysé, ni même cité, dans les nombreux ouvrages consacrés au pastiche littéraire, aux pratiques hypertextuelles, intertextuelles ou poétiques. On n’en trouve aucune trace ni mention qu’il s’agisse de textes de référence, de récentes approches pluridisciplinaires, ou d’ouvrages collectifs représentatifs de l’état de la recherche. Il semble difficile d’invoquer l’écueil linguistique puisqu’en Italie aussi la théorie littéraire semble méconnaitre cette spécificité du pastiche pasolinien, y compris dans des domaines où on serait en droit de l’attendre, à l’instar des études gaddiennes. La théorie du cinéma n’est pas plus prolixe sur le sujet du pastiche pasolinien, qu’il s’agisse des travaux consacrés aux références filmiques ou à la réflexivité cinématographique.
Du côté des études pasoliniennes, le pastiche est régulièrement mentionné comme pratique créative de l’artiste tout en étant associé à d’autres figures rhétoriques, telles que la sineciosi ou l’oxymore, et ce sans réelles distinctions. Généralement intégré aux différentes pratiques d’emprunts et formes stylistiques pasoliniennes, le pastiche est rarement traité dans sa spécificité dans la mesure où ces textes peinent à mettre en relation ces pratiques créatives et l’usage critique et théorique qu’en fait Pasolini. D’une manière générale, le pastiche comme objet artistique y est curieusement dissocié de toute réflexion poétique sur le pastiche, et le pastiche comme objet théorique est lui-même éclipsé par des notions plus fameuses, qu’il s’agisse de la mimèsis ou du discours indirect libre. En bout de chaîne, le pastiche pasolinien est littéralement minoré.
Il semblerait précisément que ce soit l’absence d’étude sur les caractéristiques du pastiche pasolinien qui freine sa prise en considération théorique puisque ce dernier, fort distinct des définitions de la doxa ou de la poétique, échappe, par son originalité même aux principales approches théoriques du pastiche.
Le pastiche offre donc un point d’entrée à partir duquel il devient possible de recomposer une poétique pasolinienne, c’est-à-dire un espace dans lequel les figures et concepts pasolinien peuvent faire sens en interaction les uns avec les autres dans des contextes théoriques distincts.
Le pastiche est au cœur de la réflexion comme de la pratique artistique pasolinienne, le poète témoignait volontiers dans ses entretiens de « sa vocation pour le pastiche », mettant ainsi désir et destin d’artiste sous les auspices de cette forme. Il n’est pas jusqu’aux oxymores qui lui étaient chers, la preuve de l’importance esthétique et politique de cette forme carnavalesque mélangeant les contraires. Une connaissance fine de l’usage qu’il faisait de cette notion renouvelle la lecture que l’on peut avoir de son œuvre et ouvre des pistes pour comprendre certaines notions plus connues comme le discours indirect libre (DIL) et la subjective indirecte libre (SIL) dont il serait l’ancêtre dans une généalogie des concepts pasoliniens. Sa plasticité même prédestinait le pastiche à se fondre dans d’autres notions, pour autant, il demeure au cœur du travail d’artiste de Pasolini, et ce jusqu’à la fin de sa vie.
Il s’agira donc de suivre au plus près le parcours de cette notion dans l’œuvre du poète, critique et cinéaste afin d’en révéler à la fois les spécificités, les nuances et évolutions.
Au-delà de l’intérêt théorique pour une notion à même d’éclairer la généalogie de termes dont les interprétations demeurent partielles ou contradictoires, le pastiche pasolinien, parce qu’il se présente dans un premier temps comme une forme d’imitation des langages très particulière, offre un outil théorique nouveau pour aborder la question de l’imitation dans les dialogues.
S’interroger sur les processus d’écriture des dialogues afin de pouvoir en saisir les enjeux esthétiques permet également, par un jeu de ricochet poétique, d’envisager différents modes de fonctionnement des dialogues dans leur interaction entre l’univers diégétique et le spectateur, mais également dans une dimension intertextuelle plus large avec le langage sous toutes ses formes (oral ou écrit, érudit ou familier…).
Il ne s’agit donc pas d’observer comment, en imitant le réel, les dialogues produisent de la fiction, bien que ce sujet mériterait que l’on s’y attarde d’un point de vue proprement cinématographique un peu plus que cela n’a été fait. Notre objet, tel que Pasolini l’a construit, valorise la dimension proprement intertextuelle et polyphonique du langage, et le pastiche, à travers les processus mimétiques sur lesquels il repose, permet de mettre en lumière le cœur du travail de création.
En premier lieu poétique et critique, le pastiche pasolinien nécessite, pour être saisi dans son développement chronologique et théorique, de nombreuses incursions dans le domaine littéraire avant de pouvoir être envisagé comme forme cinématographique.
Poète jusque dans ses écrits théoriques, Pasolini exige des concepts qu’il mobilise une plasticité n’en rendant pas la compréhension toujours aisée. Pour cette raison, une généalogie de cette notion sera proposée en première partie.
Il s’agit donc de confronter dans les deux premières parties les spécificités du pastiche pasolinien, à l’aune du DIL mais également d’autres conceptions du pastiche, de son parcours étymologique et des figures stylistiques qui lui sont connexes. Nous pourrons alors situer le pastiche pasolinien dans son rapport aux différentes pratiques référentielles ainsi qu’à l’appareil théorique les accompagnant. Enfin, le dernier chapitre consacré à l’analyse de La ricotta permet ainsi de mettre en lumière l’importance structurante et réflexive du pastiche dans les processus créatifs de Pasolini.
Rendu à la linguistique, à la poétique, à l’histoire de l’art, le pastiche pasolinien peut révéler les tensions esthétiques et idéologiques qu’il porte en raison de sa nature même, jouant des contrastes stylistiques comme de la contradiction polyphonique de la pluralité des œuvres qui le composent.