Paris 8, Université des Créations

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Collection GéoTraverses
Nombre de pages : 224
Langue : français
À paraître le : 04/09/2025
EAN : 9782379245527
Première édition
CLIL : 3396 Géographie générale, thématique
Illustration(s) : Oui
Dimensions (Lxl) : 240×170 mm
Version papier
EAN : 9782379245527

Engagements. Faire de la géographie au XXIe siècle

Que signifie s’engager à faire de la géographie dans un monde incertain dominé par les chocs politiques, économiques et environnementaux ? Les géographes s’engagent pour construire une science commune, ouverte, citoyenne et participative.
L’ouvrage propose une pluralité d’analyses autour de cinq grandes thématiques : Engagements géographiques, Liberté – en cage ou en gage ? – des géographes, Processus d’engagement avec le terrain, Méthodes et pratiques engagées et Engagements pédagogiques. Il met ainsi en évidence les voix d’une géographie polyphonique, qui tisse des liens et qui s’empare de la complexité du travail et de la réflexion en commun. Il est issu des Rencontres du Comité national français de géographie, où la responsabilité scientifique et la bienveillance nourrissent une géographie conviviale.
Sous la direction de : Goeury David, Lefebvre-Chombart Amélie

Remerciements

Préface

 

Introduction : Au-delà des géographies engagées, s’engager en géographie

 

Partie 1. Engagements géographiques

Géographes et sociologues, même(s) combat(s) ? Affirmer l’engagement scientifique des sciences sociales

Frédérique Barnier

Être engagé et s’engager : les géographes au⊇prisme de leurs engagements professionnels et personnels

Kimberley du Buat

 

Partie 2. Liberté – en cage ou en gage ? – des géographes

Engagement électif et engagement scientifique : la part du terrain

Sabine Girard

Engagement professionnel et engagement scientifique : quels niveaux de consubstantialité entre recherche et action ?

Laurent Viala

Les dispositifs. L’enjeu de l’éthique scientifique dans l’assujettissement à la méthode de financement Cifre

Florian Pellat-Syp

S’engager dans un terrain illégal : enquêter sur l’urbex par la participation observante

Robin Lesné

 

Partie 3. Processus d’engagement avec le terrain

Terrains et objets d’étude : penser les engagements. Un outil pour éclairer le positionnement de sa recherche

Hélène Blasquiet-Revol, Coralie Marboeuf, Nathalie Marme et Thomas Meignan

Quels engagements pour mettre à distance l’extractivisme scientifique ? Faire corps avec le terrain

Léo Raymond

Quel sens donner au refus de terrain en⊇géographie ?

Agathe Robert-Kérivel

 

Partie 4. Méthodes et pratiques engagées

Faire des films en géographie. Prendre (dés)engagements

Olivier Bories

La recherche comme service public : s’engager dans une démarche fondée

Corinne Luxembourg

L’engagement scientifique à l’épreuve de la détresse des parcours migratoires suspendus

Sofia El Arabi

Coproduire la ville avec des jeunes : défis méthodologiques et positionnements éthiques

Marie-Anaïs Le Breton

 

Partie 5. Engagements pédagogiques

S’engager pour une « éducation géographique » sociale, sensible et citoyenne

Patricia Sajous, Robert Hérin et Emmanuelle Hellier

L’enseignement de la géographie en Anthropocène, une question d’engagement ?

Sylvie Joublot Ferré

 

Conclusion

Bibliographie

Les directeurs scientifiques, les auteurs

Que signifie s’engager à faire de la géographie dans un monde incertain dominé par les chocs politiques, économiques et environnementaux ?

Les géographes ne cessent de réinventer leur discipline. Ils et elles s’engagent au quotidien pour développer une science commune, ouverte, citoyenne et participative, au plus proche des sociétés, articulant recherches et actions.

Composé de quinze contributions réunies autour de cinq grandes thématiques : Engagements géographiques, Liberté – en cage ou en gage ? – des géographes, Processus d’engagement avec le terrain, Méthodes et pratiques engagées, Engagements pédagogiques, cet ouvrage offre une pluralité d’analyses. Il restitue ainsi les voix d’une géographie polyphonique, tisseuse de liens, qui se saisit de la complexité du faire et du penser ensemble.

Issu des Rencontres du Comité national français de géographie, ce nouveau volume de la collection « GéoTraverses » souhaite restituer la richesse de la conversation scientifique au sein de laquelle responsabilité et bienveillance nourrissent une géographie conviviale.

 

David Goeury est géographe, responsable de l’axe « Sociabilités et identifications » du laboratoire « Médiations. Science des lieux, sciences des liens » de Sorbonne Université et adjoint scientifique à la Haute École de Suisse Occidentale de Genève (HES-SO).


Amélie Lefebvre-Chombart est géographe, chercheuse associée au Laboratoire de recherche Sociétés et Humanités (Larsh) à l’Université Polytechnique Hauts-de-France, membre de la ChairESS Hauts-de-France et directrice du Pôle Hainaut-Cambrésis des Acteurs réunis de l’économie sociale et solidaire (Phare).

Introduction

Au-delà des géographies engagées, s’engager en géographie


« Engagement et géographie » résonne avec la sempiternelle phrase : « La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre » (Lacoste, 1976). Associer les deux mots revient ainsi à convoquer le registre militaire et la décision d’avancer dans un espace exposé aux attaques ennemies. Or cet usage réduit la portée d’un terme polysémique comme « engagement ». Avec pour racine « le gage », il est historiquement associé au principe de la dette reconnue par contrat. Il désigne les recrutements professionnels des domestiques, des militaires, des fonctionnaires, puis de tout type de salarié·e (cnrtl.fr). Au sens figuré, il désigne aussi la volonté d’agir selon des convictions profondes, politiques ou religieuses (cnrtl.fr), quitte à choisir un camp et à s’exposer à la vindicte. Dans cet ouvrage, il n’a pas été procédé à une « géographie de l’engagement ». Il s’est plutôt agi d’interroger les relations entre les différentes formes d’engagement et les pratiques des géographes. Que signifie s’engager en géographie ? Les géographes sont des femmes et des hommes qui se dédient à « écrire et dessiner » (graphos) la « Terre » (Gê) (cnrtl.fr). Cette activité pourrait paraître anodine si les communautés humaines n’étaient pas en train de transformer radicalement leurs conditions d’habiter, non seulement à une échelle locale, mais aussi à celle de la Terre tout entière. Dès lors, écrire et dessiner ces puissantes transformations génère un trouble profond. Montrer ce qui apparaît, ce qui disparaît, donner la parole à celles et ceux qui subissent ou qui activent les processus, humains et non-humains, dessiner ce qui advient ou pourrait advenir : les progrès, mais aussi les régrès (Reclus, 1905) – pour ne pas dire les regrets – des sociétés humaines happées par un sentiment d’incertitude croissant.

Or, à l’heure des grands récits téléologiques de l’effondrement, du transhumanisme et de l’intelligence artificielle, écrire et dessiner ce qui existe est en soi un problème. Les discours sur les mondes meilleurs ou sur la fin du monde ne supportent pas la nuance, et encore moins l’exposé factuel des réalités terrestres. Accumuler des connaissances selon des approches diverses pour éclairer la complexité des processus à l’œuvre devient en soi un acte de dissonance, une prise de position face à celles et ceux qui souhaitent simplifier ou ignorer les réalités multiples. Dès lors, s’engager en géographie signifie certes exposer par les écrits et les images ce qui se joue à la surface de la planète Terre, mais également s’exposer à celles et ceux qui préfèrent s’en prendre au messager plutôt qu’écouter le message.

S’engager en géographie est aussi le pendant d’être engagé·e comme géographe. Qui engage les géographes ? Autrement dit, quelles orga­­nisations jugent leurs savoirs et leurs savoir-faire disciplinaires suffi­samment utiles pour donner lieu à une rémunération ?

Les géographes sont des scientifiques qui accumulent des connais­sances localisées, des pédagogues qui rendent compte de la complexité terrestre auprès de nombreux publics, mais aussi des spécialistes des aménagements à même d’articuler les échelles et les effets multiples d’un choix de modification de la condition terrestre. Ces positions peuvent être imbriquées et les carrières des géographes sont marquées par ces différents moments professionnels. Aujourd’hui, les géographes travaillent pour des administrations publiques nationales (recherche, éducation, aménagement des territoires), des collectivités territoriales, et de plus en plus fréquemment pour des entreprises privées ou des associations.

Les géographes au service des puissants :

géographies royales, commerciales et impériales

Les premiers géographes sont avant tout des professionnels engagés pour leur capacité à identifier des routes et des opportunités commerciales au service des puissants. Quelques travaux fameux ont traversé les siècles, comme Kitâb Nuzhat al Mushtâq, ou Livre de divertissement pour celui qui désire parcourir le monde, rédigé de 1138 à 1154 par Abu Abd Allâh Al Idrissi à la demande du roi Roger II de Sicile (Idrīsī, 1999). L’ouvrage est le commentaire approfondi d’une carte et d’un globe détaillant Europe, Asie et Afrique. Il est fondé sur une méthode qui associe observations directes, comptes rendus de missions de reconnaissance et sources écrites, pour offrir une vision du monde la plus détaillée possible. Il combine les travaux de Ptolémée avec les descriptions très fines des géographes de langue arabe. Le géographe cartographe est alors une fonction attachée aux monarques qui veulent connaître leurs domaines et imaginer les conquêtes à venir. En France, suite à la création de l’Académie royale des sciences en 1666, la monarchie recrute Giovanni Domenico Cassini en 1669, qui dirigera l’Observatoire de Paris à partir de 1671. Le titre principal de son ouvrage publié en 1693 – Recueil d’observations faites en plusieurs voyages par ordre de sa Majesté pour perfectionner l’astronomie et la géographie – incarne cette relation étroite entre un pouvoir politique soucieux d’assurer la sécurité de ses côtes, de ses ports et des routes maritimes, et des astronomes cartographes. La famille Cassini dirige l’Observatoire jusqu’à la Révolution française et, surtout, porte le projet de la carte de France. En Europe, ceux qui font œuvre de géographes sont considérés comme particulièrement précieux, amenant à l’émergence d’une géographie commerciale soutenue par les milieux d’affaires qui deviendra un savoir dominant au xviie siècle, et dont nombre de productions écrites restent farouchement conservées dans les archives des grandes compagnies (Orain, 2023). Joseph Conrad résume ainsi les trois âges de la géographie européenne : d’une géographie fabuleuse emplie de richesses et de créatures fantastiques, elle évolue en une géographie militante volontariste qui œuvre à couvrir tous les blancs de la carte avec méthode, en collectant inlassablement les faits, pour devenir une géographie triomphante d’Européens maîtres du globe terrestre (Driver, 2001). Le géographe est désormais une nouvelle figure masculine européenne, insatiable explorateur qui doit collecter sans cesse les infor­mations utiles à l’exploitation et à la domination du monde. Derrière l’encyclopédisme sourde la colonisation. Connaître les autres parties du monde est alors la première étape à sa conquête. Ces relations étroites entre géographie et pouvoir sont incarnées par les sociétés de géographie, dont la première est fondée à Paris en 1821. S’y réunissent scientifiques, militaires, entrepreneurs et monarques. Les géographes sont alors engagés dans une course à la terra incognita pour légitimer le grand partage du monde par les puissances européennes. De retour dans leur pays d’origine, ils font aussi œuvre de vulgarisation qui, bien souvent, prend la forme d’une propagande pour convaincre leurs concitoyens du bien-fondé de la politique coloniale (Singaravélou, 2008).

Parias et exilés écrivent une autre géographie

Cette histoire magnifiée de la géographie conquérante masque aujourd’hui encore d’autres travaux qui ont nourri une géographie sociale et critique. Dès le xixe siècle s’affirme en effet une autre géographie, qui vient dénoncer les injustices et les rapports de pouvoir, et qui connaît un engouement particulièrement fort dans les arcanes militants des réseaux politiques socialistes et syndicalistes. En 1840, dans Promenades dans Londres, Flora Tristan vient proposer une analyse de la ville monstre pour alerter des effets d’un capitalisme mené au mépris de la dignité humaine. Page après page, sont dénoncés misère, avilissement et dégradation de l’être humain pour proposer des orientations politiques sociales et féministes (Michaud, 2005 ; Pauk, 2008 ; Tristan, 1840). Flora Tristan ouvre alors une autre tradition d’une géographie engagée dans la dénonciation des injustices systémiques pour alerter des désastres à venir. Se déploie une géographie anarchiste en exil autour d’Élisée Reclus, de Pierre Kropotkine et d’Alexandre Metchenikoff. Grands voyageurs, par choix mais aussi par nécessité, ces scientifiques fondent une réflexion nouvelle sur l’accès au savoir qui mène sur une voie alternative à l’exploitation, celle de l’entraide (Kropotkine, 1906 ; Pelletier, 2013 ; Reclus, 1905). La géographie y fait valoir une vocation sociale et émancipatrice fondée sur la reconnaissance des formes de vie des plus vulnérables.

Les géographes sont alors tiraillés entre une géographie impériale, d’une part, et une géographie sociale d’autre part. La géographie humaine de Jean Brunhes incarne cette tension entre la fascination pour l’accès croissant des populations européennes aux parties du monde les plus éloignées et la dénonciation d’une géographie de la destruction où végétaux, animaux et humains sont exploités sans mesure, quand ils ne sont pas purement et simplement exterminés (Brunhes, 1910).

Professer la géographie : au-delà d’un engagement

dans la lutte pour les postes académiques

Malgré un succès populaire et une appétence du public pour la géographie associant cartes et récits de voyages, les géographes restent une commu­nauté scientifique marginale au sein de l’Université au xixe siècle. Très tardivement reconnue comme une discipline académique à part entière, la géographie universitaire française a lié ses premières années à la promo­tion de la France comme puissance coloniale, comme le révèle le titre de l’article introductif du premier numéro des Annales de Géographie, « La France extérieure » (Foncin, 1892 : 1-8). La difficile création de chaires universitaires de géographie amène nombre de géographes à s’associer aux entreprises militaires et coloniales via la création de chaires de géographie coloniale – à la Sorbonne, à Bordeaux, Marseille et Lyon – ou la participation active à la formation des cadres des administrations coloniales, à Alger et à Rabat (Clerc, 2017 ; D’Alessandro, 2003).

Ces géographes, exclusivement masculins, sont alors engagés sur deux fronts. Le premier est la promotion d’une discipline universitaire qui dispose alors de très peu de moyens financiers et qui puise sa légitimité dans l’importance accordée à cette matière dans l’enseignement primaire et secondaire. Le second est la participation active aux grands enjeux politiques visant à faire reconnaître l’expertise scientifique des géographes dans leur capacité à fonder des prises de décision stratégiques pour les États et les peuples. Cette géographie appliquée est particulièrement mise en avant dans les colonies, mais aussi lors de la Première Guerre mondiale, dans le cadre du Comité d’études de 1917 visant à préparer les négociations à la fin de la guerre. Paul Vidal de La Blache, Emmanuel de Martonne et Lucien Gallois, rejoints par Augustin Bernard, Albert Demangeon, Jean Brunhes et Maurice Fallex, mais aussi Georges Chabot, Louis Hautecœur et Jules Blache, réfléchissent à l’après-guerre. Malgré le rôle prédominant de De Martonne, tout particulièrement pour le tracé des frontières de la Roumanie, cet engagement a été très peu revendiqué par les principaux protagonistes, et discuté très tardivement par la communauté scientifique (Boulineau, 2001).

Cependant, après la Première Guerre mondiale, la géographie uni­ver­sitaire française est marquée par une dynamique de « dégagement ». Elle se focalise avant tout sur sa structuration et sur sa reconnaissance, nationale d’abord, avec la création du Comité national français de géo­graphie (CNFG) en 1920, et internationale ensuite, dans le cadre de la création de l’Union géographique internationale (UGI) fondée en 1923, et que de Martonne dirigera à partir de 1938. Demangeon essaye de mobi­liser les jeunes géographes autour d’une méthode commune à moindre coût, des petites monographies rurales qui peuvent être menées en parallèle d’un poste d’enseignant·e (Demangeon, 1909, 1936). Il essaie ainsi de générer une dynamique scientifique nationale avec de jeunes professeurs, majoritairement masculins (Broc, 1993), tout en permettant à des jeunes femmes d’y participer, même si la majorité d’entre elles ne produisent qu’un ou deux articles (Broc, 2001). D’autre part, de nombreux géographes se focalisent sur les éléments géophysiques afin de se dégager des positionnements idéologiques, notamment dans les colonies, comme le fit Jean Dresch au Maroc (Chouiki, dans Singaravélou, 2008). Malgré l’engagement politique de certains géographes, comme Pierre Georges, la géographie universitaire est fortement critiquée pour sa tenue à l’écart des grandes questions politiques. La géographie est alors vue comme une discipline surannée, rurale et naturaliste, magnifiée par le régime de Vichy qui crée l’agrégation de géographie en 1943.

Nouvelles générations de géographes

universitaires aux multiples engagements

En 1946, la forte croissance des effectifs de l’enseignement supérieur – avec plus 120 000 étudiants, dont un tiers de femmes – ouvre une nouvelle époque à l’engagement des géographes universitaires. L’ouverture de nombreux postes d’enseignant·es permet l’émergence d’une nouvelle génération qui se saisit de thématiques à forts enjeux politiques et sociaux (Bataillon, 2006). Elle s’engage dans une géographie urbaine, sociale, économique, politique mais aussi culturelle, comme en atteste la multiplication des commissions thématiques du CNFG (au nombre de vingt-sept à ce jour). D’autre part, les géographes affirment aussi leur expertise autour d’une géographie appliquée au plus proche des administrations, et tout particulièrement des collectivités territoriales, nourrissant de nouveaux engagements professionnels entre université et puissance publique (Phlipponneau, 1960, 1999 ; Gaudin, 2015). Il est impossible ici de citer toutes celles et ceux qui transforment la géographie universitaire. Au-delà de quelques personnalités dont les noms sont devenus des étendards scientifiques – comme Jacqueline Beaujeu-Garnier, première femme à intégrer le corps professoral de l’université française en 1942, Philippe Pinchemel, Yves Lacoste, Paul Claval ou Roger Brunet –, il faut surtout souligner la richesse des dynamiques collectives. Ils et elles forment et surtout recrutent de jeunes géographes. Ils et elles ouvrent l’enseignement universitaire à ceux, et surtout à celles, qui développent une analyse critique des rapports de pouvoir pour interroger l’héritage colonial et promouvoir une recherche fondée sur de nouvelles épistémologies, notamment féministes, tout en soutenant des mouvements sociaux multiples. Les géographes universitaires renouvellent alors massivement les questions de justice sociale et environnementale. Génération après génération, ils et elles s’engagent dans une géographie au plus proche des parties prenantes en intégrant des collectifs militants et des collectivités territoriales dans la nouvelle démarche d’une recherche-action, citoyenne, ouverte et participative. Cette dynamique n’est pas limitée à une géographie dite humaine. Elle nourrit aussi une nouvelle géographie physique critique qui vient interroger la conception même des ressources, des reliefs et des risques, dans un contexte de réchauffement climatique accéléré (Lave et al., 2018).

L’engagement continu dans l’indispensable renouvellement des savoirs géographiques génère un trouble dans la perception d’une discipline qui reste associée par le grand public à un enseignement scolaire descriptif figé autour de concepts comme les milieux, les paysages et les cartes, et non à une science qui interroge les injustices systémiques.

Nouvelles menaces sur les libertés académiques

Le recrutement de plus en plus de géographes fonctionnaires au sein des établissements d’enseignement supérieur et de recherche est venu mettre en tension la question de l’engagement pour des agent·es de la Fonction publique. L’article L123-3 du Code de l’éducation définit comme mission de service public de l’enseignement supérieur : « […] la formation […], la recherche scientifique et technologique, la diffusion et la valorisation de ses résultats au service de la société […] pour répondre aux défis sociétaux, aux besoins sociaux, économiques et de développement durable. » L’article L952-2 garantit la pleine indépendance et l’entière liberté d’expres­sion, conformément aux traditions universitaires. Il souligne : « Les libertés académiques sont le gage de l’excellence de l’enseignement supérieur et de la recherche. » Enfin, l’article L952-3 impose « le transfert des connaissances et leur utilisation dans tous les domaines contribuant au progrès économique, social et culturel ».

Or, malgré ce cadre légal, un glissement sémantique amène à qualifier d’engagé tout résultat non conforme aux discours dominants, ou non consensuels, jetant sur la recherche le soupçon de masquer un plaidoyer militant (Heinich, 2021). Cette critique a pris des formes de plus en plus virulentes, et tout particulièrement à l’encontre des femmes géographes, désormais majoritaires au sein de la profession. La puissance publique est même interpellée pour ne financer que des projets de géographie scientifiquement « acceptables », souvent associés à une certaine vision des territoires à aménager, quand nombre de géographes s’interrogent à savoir si ces territoires ne seraient pas plutôt « à ménager ». Ce phénomène s’inscrit dans un contexte de crise budgétaire structurelle de l’enseignement supérieur et de la recherche, où la tension sur les postes statutaires et les financements accroissent les logiques de compétition entre les disciplines, et en leur sein. Précarité, réduction du pouvoir d’achat, d’une part, menaces sur les libertés académiques, d’autre part, s’imposent aux géographes, et tout particulièrement aux plus jeunes.

Parallèlement, de nouvelles logiques de financement de la recherche se développent via des partenariats étroits avec des entreprises, des collectivités territoriales et des associations. Comment rester libre des objets et des démarches quand s’affirme un cadre normatif de plus en plus strict ? Quelle place pour la liberté académique lorsque la recherche est aussi sous la tutelle d’une entreprise privée ou publique, d’une collectivité territoriale, notamment pour les contrats doctoraux sous convention industrielle de formation par la recherche (Cifre) ?

Dès lors, l’engagement institutionnel des géographes interroge la question des logiques démocratiques. Comment et auprès de qui s’engagent les géographes ? D’un ordre politique, d’une hiérarchie élue ou désignée, de citoyens et de citoyennes, de tout être humain, mais aussi de non-humains ? Les nouvelles formes de recherche financées par contrat auprès de collectivités territoriales viennent accentuer ce débat : au service de qui travaillent les géographes ?

Éthiques géographiques

Saisir la question des engagements vient donc poser un défi éthique nécessitant d’expliciter les démarches et les positionnements.

L’engagement personnel des géographes est souvent héroïsé par des saillances médiatiques et éditoriales alors que, bien souvent, il prend des formes beaucoup moins éclatantes, dans des pratiques ténues mais tenaces, dans les interstices entre la recherche et l’action (Goeury, 2010). Ces engagements silencieux sont nombreux. L’engagement peut se faire par identification, mais aussi par inconfort et trouble devant une situation qui interpelle et invite à prendre part. L’engagement personnel reste souvent un non-dit, du fait d’une certaine pudeur mais aussi d’une gêne, avec la crainte que l’éclat prenne le dessus sur le travail, mais aussi que la prise de position vienne compromettre une dynamique de recherche, voire une carrière. Nombre d’engagements restent alors discrets, si ce n’est secrets. Pourtant, les engagements peuvent avoir une portée heuristique de grande importance. Ils permettent de révéler des injustices multiples, parfois peu visibles et peu compréhensibles, mais aussi de pointer les nouvelles menaces complexes qui pèsent sur un monde instable, où l’incertitude l’emporte désormais sur le probable. Les chevauchements et entrecroisements entre engagements personnels et professionnels peuvent alors s’avérer particulièrement féconds pour faire émerger une nouvelle question de recherche, avec ses démarches et ses méthodes indispensables.

Par ailleurs, les nouvelles modalités de recherche imposent d’établir des cadres scientifiques à la fois participatifs et ouverts. Ces directives sont issues des recherches épidémiologiques, notamment celles ayant trait au VIH-Sida, dans lesquelles les collectifs de personnes infectées ou affectées sont devenus des parties prenantes des projets de recherche depuis quatre décennies. Nombre de géographes s’inscrivent dans un engagement auprès des personnes enquêtées. Il s’agit alors de repenser des méthodes de recherche en prenant en considération les spécificités de l’objet d’étude et de son contexte en intégrant dès le départ les enjeux rétributifs du partage des connaissances acquises, à rebours des pratiques extractivistes de savoirs empiriques souvent communiqués dans des arcanes professionnels limités aux spécialistes et aux responsables des politiques publiques. De plus en plus de géographes fondent alors des compagnonnages élargis avec les personnes concernées, en cheminant, marchant, discutant, dessinant (Breviglieri et al., 2021). S’affirme ainsi un nouveau rapport de responsabilité et de redevabilité des géographes. Si ils et elles constituent une petite communauté scientifique, leur audience est désormais considérable du fait de leur capacité à produire des cartes, des manuels et des ouvrages synthétiques permettant en quelques centaines de pages d’embrasser des territoires proches ou lointains.

L’actualité fait émerger des lieux emblématiques de l’engagement comme les Zones à défendre par exemple – parmi lesquelles Notre-Dame-des-Landes, où se sont succédé deux générations de géographes, dans les années 1970 et 2010. Ces lieux d’engagement sont multiples : quartiers populaires, camps de migrants en situation irrégulière, communes rurales, aires protégées. À ces lieux se superposent des collectifs qui engagent intel­lectuellement et émotionnellement les géographes. Comme les autres scientifiques, les géographes sont aussi victimes des stratégies d’araignée de parties prenantes locales qui les enserrent dans une toile de dettes morales, pour renforcer leur légitimité. Ainsi, les géographes ont la capacité à produire de nouvelles cartes visant à soutenir des revendications territoriales notamment (Goeury, 2010). Un dilemme se pose : accepter d’être utilisé·e, accepter d’épouser un positionnement militant pour mieux comprendre les situations et approfondir les connaissances scientifiques, ou garder sa liberté académique. Géographie appliquée ou « impliquée », un abîme épistémologique dans lequel les géographes doivent justement prendre garde de ne pas « s’abîmer ».

« Travailler sur » et « s’engager pour » restent deux choses différentes. Les lieux de la recherche, désignés comme les terrains des géographes, sont aussi composés d’un tissu d’affects. L’intranquillité habite celles et ceux qui entament une démarche de recherche. Elle génère un état de disponibilité à se laisser affecter. Ce moment a souvent été occulté alors qu’il ouvre une voie d’investigation. La perplexité devant des émotions qui submergent est un moment particulièrement important pour reconsidérer un objet de recherche, pour dépasser des a priori et ouvrir de nouvelles perspectives scientifiques fécondes. Les géographes de terrain de la première génération voulaient arpenter le monde avec leurs pieds ; aujourd’hui, il s’agit de s’inscrire dans un rapport tête-corps-cœur, où la recherche peut mobiliser l’entièreté de l’être, et pas seulement sa réflexivité.

Cependant, la multiplication des sollicitations peut se traduire par un encombrement, voire une paralysie. À l’engagement, répond le désengagement, mais aussi le dégagement. Ces mouvements ne signifient pas l’abandon, ils apparaissent comme un moment de prise de distance pour pouvoir prendre du recul, notamment pour mener à bien des tâches d’écriture. Ce retrait est alors associé à l’objectivation scientifique, mais aussi à la reconnaissance des limites d’une recherche. Il permet de réaliser un point d’étape pour pouvoir expliquer et rendre compréhensibles des conclusions à même d’être partagées. Tout est alors question de temporalités, de rythmes et de trajectoires, mais aussi de positionnements et de placements.

Polyphonies géographiques

L’objectif de cet ouvrage est de rendre compte de la polyphonie de ces engagements, de prendre en considération leur complexité : une trajectoire de recherche peut glisser à travers un chemin étroit qui ouvre sur des horizons complexes, à même de renouveler les positionnements épistémologiques et géographiques.

L’ouvrage se structure en cinq parties.

La première partie aborde l’engagement des géographes d’un point de vue sociologique. Frédérique Barnier discute les histoires croisées de la géographie et de la sociologie au prisme de l’enjeu de la justice sociale, et Kimberley du Buat offre un panorama statistique des engagements des géographes.

Dans la deuxième partie, Sabine Girard, Laurent Viala et Florian Pellat-Syp détaillent les difficultés et les inconforts entre position élective, expertise et recherche scientifique. Robin Lesné questionne plus spécifiquement les défis éthiques et administratifs dans le cadre d’une recherche aux frontières du légal et de l’illégal.

La troisième partie interroge les processus d’engagement mais aussi de dégagement des géographes dans le cadre du travail de doctorat. Hélène Blasquiet-Revol, Coralie Marboeuf, Nathalie Marme et Thomas Meignan proposent un outil réflexif de positionnement et d’orientation des multiples trajectoires entre engagements, désengagements et dégagements vis-à-vis d’un terrain et d’un objet de recherche. Léo Raymond propose une modalité d’engagement permettant de proposer une alternative à l’extractivisme scientifique, tandis qu’Agathe Robert-Kérivel interroge le dégagement par le refus du terrain choisi et organisé par des acteurs dominants.

La quatrième partie se focalise sur les pratiques de l’engagement. Olivier Bories introduit la section en livrant une approche sensible de la recherche par l’outil filmique. Corinne Luxembourg, Sophia El Arabi et Marie-Anaïs Le Breton présentent des modalités de déploiement d’une recherche à même d’intégrer des femmes et des jeunes marginalisé·es dans des quartiers populaires, mais aussi des migrant·es en situation irrégulière.

La cinquième partie conclut sur les engagements pédagogiques. Patricia Sajous, Robert Hérin, Emmanuelle Hellier et Sylvie Joublot Ferré proposent des associations avec celles et ceux qui enseignent la géographie autour d’outils et de méthodes permettant aux plus jeunes de se saisir des grands défis contemporains.

Méthode de l’ouvrage, s’engager dans

d’autres modalités d’évaluation scientifiques

Cet ouvrage fait suite aux journées du CNFG « Engagement(s) » qui se sont tenues les 24 et 25 mai 2023 à Valenciennes. Il souhaite aussi répondre à une question : que signifie s’engager dans une communication et/ou une publication scientifique aujourd’hui ?

Depuis quelques années, un processus de standardisation sans précé­­dent se produit sous la pression des revues à comité de lecture qui réduisent la portée d’un travail à une note d’impact. Il s’accompagne d’un déni croissant de toutes les autres formes de publication par les comités d’évaluation, qui privilégient une évaluation quantitative du nombre de publications sur l’apport qualitatif des recherches et leur impact social réel. L’ouvrage scientifique et les actes de colloque sont de plus en plus dévalorisés par ces protocoles d’évaluation qui privilégient des éditeurs privés, causant une inflation sans précédent des coûts d’accès à la science. Le protocole de privatisation dégénère en de multiples mauvaises pratiques, devenues récurrentes dans de nombreux champs scientifiques. Les logiques concurrentielles produisent une inflation des publications aux résultats invérifiables, venant jeter un discrédit croissant sur la science et nourrir les théories les plus nauséabondes. Derrière l’anonymat des comités de lecture se cachent aussi de mauvaises pratiques – connivences cachées, conflits d’intérêts – qui ont été mises au jour, notamment dans les pratiques de revues qui se prétendent garantes de l’intégrité scientifique, parmi lesquelles Science, et Nature. Nombre de géographes ne se sentent plus à leur place, ayant le sentiment que leur travail est maltraité, pire, perverti par des comités de lecture anonymes. Dans ce contexte, se produit un cercle vicieux alliant inflation des exigences formelles et épuisement des collègues qui se consument (burn-out) et, surtout, se désengagent (bore-out).

Dans le cadre de cet ouvrage, plutôt que l’anonymat, nous avons choisi l’évaluation ouverte par les pairs pour éviter les règlements de comptes et les rapports de pouvoir malsains. L’évaluation scientifique devient alors un travail de responsabilité et d’accompagnement autour d’éléments clés que sont la qualité des observations et des protocoles, la qualité de l’argumentation et du positionnement de la discussion.

Nous souhaitons aussi interroger le statut d’une publication scienti­fique en géographie. La géographie a toujours eu une relation étroite avec un public élargi. Science du dialogue, elle se prémunit contre les effets des sciences de l’ingénieur, focalisées sur la transmission de pro­tocoles techniques où priment le langage mathématique et le calcul. La responsabilité des géographes est aussi de permettre au plus grand nombre de lire leurs travaux.

Ici, l’évaluation a été réalisée par un collectif de trente géographes au sein d’un comité éditorial s’appuyant d’abord sur le réseau du CNFG et sur les membres des unités de recherche engagées dans l’organisation du colloque (Médiations, Larsh et Cedete). Nous avons tout particulièrement sollicité une génération de jeunes géographes. La grille d’évaluation a été conçue collectivement avant de procéder à une évaluation ouverte et bienveillante.

Ce protocole permet d’identifier l’intérêt scientifique pour la commu­nauté des géographes, et au-delà. Il a également pour finalité de valoriser ledit travail et de permettre à une production scientifique d’être facilement comprise, pour avoir la plus large audience possible. La tâche est parfois ardue mais elle fait partie de la responsabilité collective d’une communauté scientifique.

En des temps incertains, l’engagement scientifique collectif doit être réaffirmé, par la construction de modalités de discussion et de diffusion des recherches, dans toute leur diversité.


David Goeury et Amélie Lefebvre-Chombart

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Collection GéoTraverses
Nombre de pages : 224
Langue : français
À paraître le : 04/09/2025
EAN : 9782379245527
Première édition
CLIL : 3396 Géographie générale, thématique
Illustration(s) : Oui
Dimensions (Lxl) : 240×170 mm
Version papier
EAN : 9782379245527

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