Emanuele Coccia (EHESS)
Tératologie de la morale, ou de l’éthique au Moyen Âge
L’article se concentre sur le statut épistémologique de la vérité morale: contrairement à d’autres formes de vérité, la vérité morale existe toujours dans des endroits autres que le lieu de sa formalisation dans des enseignements universitaires, car elle n’est jamais unique. Les identités morales d’une époque font l’objet de différentes sciences (droit, l’éthique, la rhétorique etc.), s’incarnent dans des figures et des contextes sociaux très différents et existent souvent dans des formes contradictoires. Toute tentative d’écrire une histoire de la pensée morale au Moyen Âge devraient donc dépasser l’analyse des commentaires sur l’Éthique ou de la production académique. Après une discussion générale de la question, l’article se concentre sur trois aspects: la relation entre vérité morale et vérité juridique a partir du problème des « prologues de la loi »; la façon dont le Nouveau Testament présente l’existence de la vérité morale dans le corps même du Christ, et, enfin, la façon dont certains théologiens pensèrent la relation entre l’unité de la vérité morale et la pluralité ethniques et politiques des formes de vie.
Aurélien Robert (CNRS-CESR)
L’idée de logique morale aux xiiie et xive siècles
Comment l’homme raisonne-t-il dans le domaine moral ? À cette question, Aristote fournit un premier élément de réponse qui consiste à indiquer le caractère non scientifique de la logique à l’œuvre en contexte moral. Reprenant une idée développée dans le monde arabe, plusieurs penseurs latins des xiiie et xive siècles ont considéré que la rhétorique et éventuellement la poétique – prises comme des parties de la logique – constituent l’argumentation non scientifique propre au domaine moral. À partir de quelques témoignages, nous montrons que, d’une même idée, sont nées trois conceptions de l’éthique fort différentes. Albert le Grand défend ce que nous appellerions aujourd’hui « une éthique de la vertu », où l’idée d’une logique propre au domaine moral sert à montrer la nécessité d’un raisonnement pratique et non scientifique dans l’action. Au contraire, Roger Bacon défend une éthique de l’obligation au sein de laquelle la rhétorique morale ne sert qu’à convaincre ceux qui n’adhèrent pas déjà aux normes morales imposées par les Écritures saintes. Enfin, Jean Buridan propose une lecture intellectualiste du raisonnement moral. Pour lui, le domaine de l’action est contingent et ne saurait être réduit à un discours scientifique, raison pour laquelle il faut accepter l’idée d’une logique morale. Mais à la différence d’Albert le Grand, le caractère moral et la connaissance pratique perdent de leur importance.
Sonia Gentili (Università di Roma – La Sapienza)
La vulgarisation de l’Éthique d’Aristote en Italie aux xiiie et xive siècles : enjeux littéraires et philosophiques
Cet article tente de décrire un phénomène majeur et constitutif de la littérature italienne au Moyen Âge, à savoir l’entrelacement entre parole philosophique et parole littéraire. Pour cela, l’Etica in volgare de Taddeo Alderotti, une version en langue vulgaire de la Summa Alexandrinorum (abrégé de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote), est analysée dans ses traits principaux – l’utilisation des images, la tension entre l’homme politique d’Aristote et l’homme ascétique des chrétiens, et les citoyens identifiés aux « artifices » – et dans sa diffusion chez Guittone d’Arezzo et Dante.
Matthew Klemm (Ithaca College – New York)
Les complexions vertueuses : la physiologie des vertus dans l’anthropologie médicale de Pietro d’Abano
Cet article étudie la théorie physiologique de Pietro d’Abano, influent physicien de Padoue. Ses intérêts pour la physiologie étaient de nature aussi bien morale que médicale. En particulier, Pietro était optimiste et pensait que la physiologie du corps – à savoir la combinaison des qualités connue comme « la complexion » – pouvait influencer la morale et la vertu intellectuelle. Il espérait que la physiologie humaine et les facteurs environnementaux qui l’affectaient pouvaient être correctement compris, et que la théorie de la complexion permettrait de fournir une nouvelle approche médicale de la vertu et une compréhension d’ensemble de la nature humaine. Pour cela, Pietro d’Abano s’inspira de la pensée de Galien, qui avait posé lui aussi l’articulation entre complexion et morale. La pensée de Galien en ce domaine était perçue avec suspicion, ce qui conduisit Pietro d’Abano à montrer que l’utilisation de la théorie de la complexion par Aristote était pour l’essentiel en accord avec celle de Galien. Cette lecture d’Aristote nécessita de la part de Pietro une créativité considérable.
Iacopo Costa (CESCM – Poitiers)
Le théologien et l’Éthique à Nicomaque. Sur les usages théologiques de la morale aristotélicienne au xive siècle
L’étude prend en considération trois importants commentaires de l’Éthique à Nicomaque du début du xive siècle (les commentaires de Raoul le Breton, Gui Terrena de Perpignan et Guiral Ot), afin de monter comment, à cette époque, le principal traité aristotélicien sur la philosophie morale donne aux maîtres l’occasion d’analyser un certain nombre de questions théologiques : par exemple, la nature de la vision béatifique, les rapports existant entre charité et grâce, et le péché d’usure.
Martin Pickavé (University of Toronto)
Que signifie « être libre » ? Le cas Henri de Gand
Le débat sur la nature de l’action humaine qui éclata entre la fin du xiiie et le début du xive siècle est l’un des sujets les plus étudiés de la philosophie médiévale. Mais, malgré l’abondance de la littérature critique à ce sujet, la nature exacte du désaccord entre les « intellectualistes » et les volontaristes demeure peu claire. Les parties prenantes du débat ont-elles simplement divergé quant à la fondation psychologique de l’action libre de l’homme ? Ou sont-elles au contraire en désaccord sur ce que signifie « être libre » ? Autrement dit : le débat porte-t-il sur le meilleur moyen de rendre compte du fait que les êtres humains sont des agents libres ou existe-t-il un désaccord plus profond sur l’objet même du débat ? Cette brève contribution analyse la position d’Henri de Gand, l’un des champions du parti volontariste, sur la nature de la liberté (ratio libertatis). En examinant la question 5 du Quodlibet XIV d’Henri, cet article désire jeter les bases d’une meilleure compréhension de la notion (ou des notions) de liberté au centre des débats du Moyen Âge tardif.
Christophe Grellard (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Dieu, les autres et moi : La hiérarchie des dilections à la fin du Moyen Âge
Cette étude examine, à partir de l’analyse de l’amour de soi par Jean Buridan (ca. 1300-1361) et Nicole Oresme (ca. 1320-1380), comment un même texte d’Aristote peut conduire, à travers l’exercice scolaire du commentaire, à la mise en place de deux types d’éthique différents, ancrées dans des contextes différents. Jean Buridan est solidaire du développement d’une forme d’individualisme fondé sur l’accomplissement de soi, tandis que Nicole Oresme insiste davantage sur la dimension politique de l’éthique, en défendant le primat du prince et de la communauté sur l’individu.
Ryan Lavelle (History Department, Winchester)
Campagnes et stratégies des armées anglo-saxonnes pendant l’époque viking
L’article évalue le fonctionnement des campagnes militaires dans l’Angleterre anglo-saxonne entre le ixe et le xie siècle. Un modèle théorique est d’abord élaboré, qui permet de rendre compte de l’organisation des forces employées lors des campagnes ; puis l’accent est mis sur la portée du commandement et de la répartition des troupes au cours de campagnes dont les stratégies pouvaient être offensives ou défensives, principalement sous les règnes d’Alfred le Grand (871-899) et d’Æthelstan (924-939). Enfin, en se penchant sur la logistique concrète de la guerre à l’époque anglo-saxonne, l’article montre combien les campagnes pouvaient, y compris à ces dates précoces, faire l’objet d’une organisation minutieuse.