Sophie Agulhon et Gerardo Romo Morales
Introduction
Cet ouvrage vise deux objectifs : comprendre ce que la pandémie de la Covid-19 a eu comme effet sur l’éducation et présenter les enseignements qui ont pu en être tirés au niveau des systèmes scolaires et de formation, à l’échelle internationale, mais aussi faire le point sur ces « institutions de la modernité » (Romo Morales et Agulhon, 2022 ; Romo Morales, 2019). Les quatre pays de référence sont ici la France, le Mexique, la Suisse et les États-Unis. Ils font tous les quatre partie de la zone que l’on dénomme « l’Ouest » et qui est caractérisée par des États démocratiques, une économie de marché, une culture judéo-chrétienne et des systèmes éducatifs plutôt performants au regard des critères de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ce travail couvre l’ensemble du système de socialisation par l’école – soit la maternelle, le primaire, le collège, le lycée, l’enseignement supérieur et les écoles de commerce privées –, ainsi que les programmes de formation en alternance et aux soft skills, à l’heure de la généralisation de l’approche par compétences à tous les niveaux d’enseignement.
L’ensemble des réflexions qui sont exposées sont issues d’un groupe de travail autour d’un programme de séminaires internationaux intitulé « Former la jeunesse ? », porté conjointement par Paris 8, Université des créations (France) et l’Université de Guadalajara (Mexique). À l’origine, le programme avait été créé pour proposer un espace de réflexion collective de longue durée sur la modernité et ses dispositifs d’éducation et de formation. Mais l’avènement du « cygne noir » qu’a constitué la pandémie de la Covid-19 a nécessité quelques adaptations pour saisir ce qui se passait, ou plutôt ne se passait plus, dans les salles de classe du monde entier. Cet ouvrage prolonge donc un premier volume publié aux Presses de l’Université de Guadalajara, Formación de juventud en pandemia. El sentido y el lugar de los sujetos de la modernidad en crisis (Romo Morales et Agulhon, 2022). Ce premier opus avait mis en lumière les changements constatés sur l’expérience éducative du fait de la pandémie, et plus spécifiquement des confinements – avec les situations afférentes d’éloignement social et les gestes barrières (le port du masque, entre autres) –, et de leurs conséquences. Il faisait également apparaître que la fermeture des établissements d’éducation et la mise en place improvisée de classes à distance n’avaient pas été saisies pour mettre en place les propositions d’enseignement hybrides portées par des spécialistes des sciences de l’éducation tels qu’Otto Peters (Barna, Guillement et Mœglin, 2016).
Cet ouvrage, qui observe les défaillances et résiliences des systèmes éducatifs durant la pandémie de la Covid-19, poursuit ainsi les réflexions engagées. La première partie offre un panorama des grandes questions auxquelles l’école a été confrontée. D’abord, la fermeture et la réouverture des structures d’enseignement ont croisé des actualités différentes, liées à des questions politiques et culturelles nationales particulières. Ainsi, la pandémie est à contextualiser avec les affrontements idéologiques qui opposent le fanatisme et les valeurs de laïcité, la sécurité et les massacres par arme à feu dans les écoles, ou encore la dépréciation du savoir éducatif par des idéologies populistes et les actes de vandalisme des structures représentant le monde intellectuel. Ainsi, les confinements ayant eu pour conséquence de transformer la sphère familiale en espace d’enseignement circonstanciel, certaines professions situées entre éducation et apprentissage, notamment celles dédiées aux enfants en bas âge, se sont trouvées pour partie désinstitutionnalisées, voire dépréciées, du fait d’une certaine ignorance du travail mené par les éducateurs et les enseignants pour le développement de l’enfant, au-delà de la notion de garderie. Mais les systèmes d’enseignement pré et post-baccalauréat ont aussi fait face à bien d’autres difficultés, notamment pour rétablir une forme d’équité dans l’accès au savoir et limiter le décrochage scolaire des publics les plus fragiles. Des trajectoires de résilience se sont dessinées avec plus ou moins de succès, à ces différents niveaux, selon les objectifs, les moyens et les variables de contexte auxquels les établissements étaient confrontés.
Nous nous intéressons ensuite à ce que la pandémie a ancré au sein de nos réalités modernes, aux tendances qu’elle a pu renforcer, mais aussi à ce qui a résisté, pour le meilleur comme pour le pire, au sein des institutions éducatives. L’effet de la pandémie – et des injonctions à la distanciation sociale (Agulhon, 2020 ; Agulhon, 2016) – le plus répandu est la généralisation des interactions sociales virtuelles, dans toutes les sphères de la société. Cette dynamique est aussi à croiser avec la thématique de la santé mentale de la jeunesse (Romo Morales et Agulhon, 2022), quand ce repli virtuel empêche sa nécessaire intégration au sein de collectifs qui favorise la progression universitaire et l’insertion sur le marché du travail. La situation de la jeunesse qui se professionnalise actuellement témoigne aussi d’autres difficultés rencontrées, en matière de construction psychique et d’activation des capacités de socialisation intergénérationnelle : exacerbées dans le contexte du confinement, les inquiétudes, voire les formes d’anxiété qui caractérisent la génération Z, se déplacent désormais du monde universitaire vers celui des entreprises, comme l’actualité autour de l’intégration des nouveaux collaborateurs (onboarding) l’a démontré (Frimousse et Peretti, 2021). Pour autant – et à rebours des résultats de plusieurs enquêtes récentes sur l’éco-anxiété qui la révèlent peu impliquée émotionnellement pour l’environnement (Bogueva et Marinova, 2022 ; Eriksen et. al., 2021 ; Tao et. al., 2022) –, cette jeunesse semble porter le drapeau de la grande cause collective qu’est la lutte contre le réchauffement climatique. Parallèlement aux difficultés liées à la réalité virtuelle, la pandémie a aussi été l’occasion de rêver et de se battre pour des idéaux éducatifs et de justice plus inclusifs, voire adaptés aux particularismes. À ce titre, le Mexique n’est pas en reste, comme le démontre le cas de l’école interculturelle bilingue autochtone de formation des enseignants « indigènes » (au sens de « autochtones », Indiens d’Amérique) Jacinto Canek. Si ce souffle civique est aujourd’hui marqué au niveau des imaginaires sociaux modernes (Taylor, 2003), créant une pression pour une adaptation de la pédagogie centrée sur l’individu assez généralisée dans les pays de l’Ouest (Agulhon et Mueller, 2023), l’école n’en demeure pas moins une institution moderne pétrie de paradoxes autour de la question centrale des inégalités pour les apprentissages.
C’est pourquoi la troisième partie de ce livre prend du recul sur l’épiphénomène pandémique et se recentre sur l’enjeu de la formation et du développement des compétences des publics autour de la « salle de classe », quel qu’en soit le format. Pour commencer, la contribution sur l’école suisse remet en perspective ce qui fait de l’école une institution moderne et en analyse les forces, les fragilités et les paradoxes. Nous abordons ensuite la question de l’expérience enseignante française et son regard sur les programmes d’enseignement de l’Éducation nationale et les compétences visées en matière d’apprentissages. Le cas de l’enseignement des langues constitue un bon exemple de dissonance entre ce que l’institution attend du professeur et les prérequis à l’émergence d’une saine relation éducative, basée sur la confiance. Dans le prolongement de la compréhension de cette dimension humaine du métier d’enseignant, une rétrospective de trente années de carrière amène un collègue à faire le point sur la massification universitaire et à s’interroger sur les spécificités des publics étudiants selon les sphères socio-culturelles, mais aussi les disciplines d’enseignement. Ce panorama, qui fait la part belle à l’enseignement à l’université Paris 8, est également l’occasion de réfléchir collectivement à notre communauté universitaire et à nos attentes face aux lames de fond qui traversent plus globalement l’enseignement supérieur et la recherche.
Cette partie s’achève ainsi sur deux tendances qui marquent le monde de l’éducation : la question des compétences de savoir-être – aussi dénommées les soft skills –, et les dynamiques qui traversent aujourd’hui la formation en apprentissage, en particulier au sein du secteur public dont ce n’est originellement pas la culture. Dans la contribution liée aux programmes de valorisation des soft skills, la compréhension de l’approche par compétences est assortie d’un panorama institutionnel des acteurs qui développent un écosystème complexe et normalisé dont les codes communs sont liés à cette rhétorique. Ainsi le monde associatif devient-il un acteur du rapprochement entre l’enseignement supérieur, le secteur privé et le secteur public, en soutenant mais aussi en évaluant les comportements des jeunes issus des classes populaires pour les conformer aux attendus de l’emploi. La contribution suivante révèle une partie des tensions soulevées à travers un focus sur le suivi de l’alternance au sein des collectivités territoriales, la qualité de la formation en alternance ne dépendant plus uniquement de l’institution éducative mais aussi de l’employeur, en tant que pourvoyeur de missions à visée de formation, en cohérence avec les maquettes pédagogiques des diplômes visés. Toutefois, le positionnement ambigu de l’apprenti, à la fois étudiant et salarié, et la complexité de milieux professionnels fortement divisionnalisés – tels qu’on les trouve au sein de la Fonction publique –conduisent à des expériences très différentes d’un même processus d’apprentissage, pour les alternants. La qualité de la formation sera donc en partie dépendante du bon vouloir des maîtres d’apprentissage, des collaborateurs de proximité qui auront à cœur ou non de partager leur expérience, et de la culture des différents services concernés par l’accueil de ces jeunes sur le plan administratif.
Notre conclusion revient sur les enseignements de chacun des chapitres. Cette réflexion nous conduit à discuter la notion d’antifragilité, pour une entité, c’est-à-dire sa capacité à se renforcer à la suite d’une crise. Enfin, nous évoquons une nouvelle tendance autour de la « compétence verte », qui apparaît aujourd’hui comme une sorte de synthèse entre l’idée de tirer des enseignements de la pandémie et de sa crise écologique sous-jacente, et celle de capitaliser sur les logiques éducatives que les institutions modernes semblent maîtriser depuis plus de vingt ans.