L’artiste, le chercheur et l’engagé
Préface de Michel Bussi
Je suis écrivain. J’entends souvent, de la bouche d’autres romanciers, de lecteurs ou de simples commentateurs, qu’un livre peut changer le monde. Que les mots ont plus de force que les balles de fusils. Qu’ils consolent, bousculent, chamboulent, transportent, emmènent vers d’autres vies. C’est la force supposée du pouvoir des fleurs. D’une simple chanson contre les tambours. De la poésie contre la barbarie. Je l’ai entendu, et pourtant je doute.
Je suis écrivain et je dois avouer que c’est avant tout un plaisir égoïste. Une œuvre solitaire qui flatte l’ego. Peut-être même une recherche inconsciente d’éternité. En tous les cas, un retrait face au monde et sa réalité. Une fuite, a minima un refuge. C’est certes aussi une façon de faire passer des messages, de faire œuvre de pédagogie, de diffuser des bons sentiments ou de faire souffler le vent de la révolte, mais sans prise de risques, à l’abri, derrière un stylo ou un ordinateur.
Je suis pourtant, comme la plupart d’entre nous, sensible aux textes, aux mots, aux musiques. Un artiste doit-il risquer sa vie, donner de sa sueur, de ses larmes, ou pire encore de son temps, pour être crédible ? Pour ne prendre qu’un exemple parmi mille, aurais-je préféré que, pendant la Seconde Guerre mondiale, Jacques Prévert aille se faire fusiller comme résistant plutôt que d’écrire Les Enfants du paradis ? Bien sûr que non, mais que l’artiste ne prétend pas alors être « engagé ». Un écrivain engagé, un chanteur engagé, un acteur engagé, ne peut l’être que par sa personne, pas par son art. L’engagement suppose l’oubli de soi pour se consacrer aux autres. L’art suppose le repli sur soi, même s’il espère atteindre ainsi l’universalité. C’est utile et c’est même indispensable. Mais ce n’est pas un engagement, en tout cas tel que je le lis dans le récit d’Arnaud.
J’ai été chercheur, longtemps, comme Arnaud. Nous étions collègues en géographie. Face aux problèmes du monde, aux injustices, aux défis écologiques, la science et la recherche sont évidemment tout aussi utiles. Tout comme l’est la médiatisation de cette recherche par les journalistes. Mais peut-on être un chercheur engagé ? Un journaliste engagé ? Comment échapper au légitime sentiment de supériorité, à l’envie de penser : « je n’agis pas, je ne fais rien, parce que je comprends les enjeux dans toute leur complexité ! ». Comment, si l’on dispose du savoir et des certitudes, si l’on réalise que son intelligence serait mieux utilisée sur le papier que sur le terrain, ne pas s’installer confortablement dans un « y-a-qu’à-faut-qu’on », dans un « il-faudrait » et un « on-aurait-dû », bref, comment ne pas se transformer en donneur de leçons, surtout si ces leçons sont légitimes.
Les vrais engagés auront alors beau jeu de prendre le chercheur ou l’artiste « au mot ». Si tu sais, montre-nous ? Si tu as tout compris, essaye ?
Rien de plus complexe, donc, que l’engagement. Comment concilier la jubilation de la compréhension, l’ivresse de la création et la satisfaction de l’action ? Être les trois ? Certains y parviennent parfois, des destins exceptionnels, tels que ceux d’Antoine de Saint-Exupéry, Léopold Senghor, Aimé Césaire… mais eux aussi sans doute, les premiers, ont dû être traversés par ce dilemme : ce temps que je consacre à la réflexion, à la création de mon œuvre, ne serait-il pas plus utile aux services des autres ? Peut-on être à la fois égoïste et altruiste ?
Peut-on se révolter sans s’engager ? Peut-on dénoncer en restant protégé ? Peut-on être au courant et ne rien faire ?
Autant de questions auxquelles je n’ai pas la réponse, mais une chose est certaine, le récit d’Arnaud est un récit d’engagement, avec tout ce qu’il implique de choix, de risques et de sacrifices.
La question et le destin tragique des migrants méritent d’être mis en musique, racontés en romans, filmés et photographiés. Méritent d’être étudiés, analysés, peut-être même mis en équation, en perspective et en prospective. Tout cela sera utile aux prises de conscience, aux prises de décisions, tout cela sauvera peut-être des vies. Rien n’est pire que l’indifférence, et la question des migrants contre lesquelles les États occidentaux se barricadent est peut-être la pire des indifférences.
Mais si l’on écrit, si l’on cherche, si l’on raconte, restons humbles face à l’engagement, au véritable engagement. Celui des bénévoles, celui des sauveteurs, celui des anonymes.
Ce sont eux les véritables héros, les plus talentueux et les plus indispensables.
Parce qu’aucun poème, aucun rapport scientifique, aucun reportage ne sera jamais plus utile qu’une main tendue pour rattraper celle qui se noie.
Michel Bussi