Introduction
L’ambition affichée des politiques sociales en France comme en Grèce, est de parvenir à l’autonomie optimale de l’individu. Dans le champ du handicap, cette ambition s’inscrit dans un contexte d’adoption de dispositions législatives nationales et internationales favorisant la reconnaissance des droits des personnes handicapées, comme en témoigne la Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’ONU, ratifiée par la France en 2010 et par la Grèce en 2012. Depuis une quinzaine d’années, on assiste à la création de nouveaux dispositifs matériels favorisant l’accessibilité des personnes handicapées dans les différentes sphères de la vie sociale, dont celle de la santé.
Même si des progrès sont incontestables en matière d’égalité des droits des personnes handicapées, la question de leur accès à la prévention et aux soins reste d’actualité. En effet, si le principe d’égalité posé par le socle européen des droits sociaux, adopté en 2017, indique que « toute personne a le droit d’accéder en temps utile à des soins de santé préventifs et curatifs abordables et de qualité », la pratique est souvent loin de correspondre à ces principes. Dans le cadre des mesures d’austérité visant de nombreux services publics, l’adaptation des services de santé aux personnes handicapées est souvent considérée comme un « coût superflu » : les aménagements en faveur de l’accessibilité matérielle, les modalités d’accompagnement et de l’accès aux soins sont les premières victimes des perpétuelles restrictions budgétaires1. Un constat s’impose pour le secteur des soins dans de nombreux pays2 : les personnes handicapées sont beaucoup plus limitées dans le choix des lieux de soins (accessibilité difficile à un lieu déterminé, matériel médical non adapté, entre autres exemples3) que les personnes dites valides. Leur niveau de santé apparaît plus bas que celui de la population générale, pour des raisons qui ne sont pas d’ordre biologique4. L’accès à la santé des patients handicapés peut effectivement nécessiter des ajustements spécifiques qui s’ajoutent aux difficultés quotidiennes vécues par les différents professionnels de santé. La question reste donc ouverte de savoir comment remédier à ces discriminations de fait, qui sont d’ailleurs de plus en plus rapportées à la Défenseure des droits5.
Les systèmes de santé, en Grèce et en France, font face aux conséquences des politiques d’austérité accentuées depuis la crise de 2008, même si ces dernières ont pris des formes plus sévères en Grèce du fait de l’ampleur qu’a pris cette crise. Dans ce contexte, il semble que les moyens pour l’accès des personnes handicapées à leurs droits et plus spécifiquement à celui de la santé ne se soient pas améliorés de façon substantielle, voire se soient dégradés dans certaines situations6. En outre, les barrières qui entravent l’accès aux services de soins ne sont pas seulement matérielles, mais elles sont aussi souvent liées aux comportements des différents professionnels du système de santé. Ainsi, Barbara Anello7 considère le facteur attitudinal comme ayant une place centrale parmi les cinq facteurs identifiés pour évaluer l’accessibilité d’un service aux personnes handicapées. Dès lors que les professionnels ne sont pas sensibilisés aux situations de handicap, ils tendent beaucoup plus à perpétuer des préjugés validistes8, à l’origine de traitements inappropriés.
Selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Dans ce sens, les obstacles auxquels les personnes handicapées font face pour leur accès à la santé ne se trouvent pas seulement liés au fonctionnement des services de soins mais aussi à leur exclusion de plusieurs dimensions de la vie sociale. Les déterminants socio-économiques, c’est-à-dire les facteurs comme le chômage, la précarité, l’éducation, le logement, jouent un rôle décisif dans leur état de santé9.
C’est pourquoi il nous a paru intéressant de repérer à la fois les difficultés rencontrées par les personnes handicapées pour être prises en compte dans les parcours de soins et plus généralement pour être reconnues dans leurs droits sans faire l’objet de discriminations et préjugés. Nous avons souhaité également déterminer les pratiques qui permettent de se démarquer de ces approches validistes. Dans cette perspective, les expériences identifiées en France et en Grèce nous ont conduit à réfléchir à la question des soins et de la santé d’une façon renouvelée.
La réflexion par contrastes
Depuis une décennie, la Grèce est devenue le modèle par excellence de l’application des politiques d’austérité dans l’Union européenne. Le risque de pauvreté est passé de 20,1 % en 2008 à 42 % en 201910. Le taux de non-satisfaction des besoins auto-déclarés en traitements médicaux au motif que ces soins sont « trop chers » a presque doublé entre 2009 (4 %) et 2019 (7,5 %)11. La situation est encore plus alarmante pour les personnes handicapées : ce taux atteignait 25 % en 201412. Ces données n’offrent qu’une image partielle des transformations massives que la société grecque a connues depuis le début de la « crise économique » et des effets de l’augmentation des inégalités sociales et du démantèlement de l’État social. Elles permettent cependant d’illustrer les raisons pour lesquelles la Grèce – avec le reste des pays du sud de l’Europe – est considérée selon Petmesidou comme un « cas test13 pour la soutenabilité sociale d’une politique d’austérité stricte14 ». Le cas de la Grèce présente donc un intérêt particulier concernant la problématique de l’accès à la santé des personnes handicapées dans différents espaces : hôpital, établissements de santé, cabinets médicaux et soin à domicile. Il nous permet d’abord de questionner la façon dont l’austérité façonne les pratiques et les politiques pour le respect (ou non) des droits des personnes handicapées. Par ailleurs, l’invisibilité de la situation des personnes handicapées pendant la crise grecque et la rareté des travaux de recherche concernant le sujet ont été particulièrement flagrantes. L’étude du cas grec montre enfin qu’une analyse de cette situation du droit défaillant des personnes handicapées peut favoriser un changement de perspective. Dans une société où la pauvreté et les obstacles concernant l’accès à la santé deviennent un problème pour la majorité de la population, l’étude de la situation des personnes handicapées ne peut pas être abordée comme un cas particulier ; elle est fondamentalement révélatrice des différents problèmes dans la conception de l’accompagnement en matière de santé et rend nécessaire une réforme globale de la façon dont la question de la santé et, plus largement, celle du « maintien et de l’entretien de la vie », suivant la définition du « care » par Joan Tronto sont appréhendées15.
Le cas de la France semble contraster avec celui de la Grèce. La France n’a pas connu une crise d’une telle ampleur, l’État social semble mieux résister et les dépenses de santé par habitant restent supérieures à la moyenne des pays de l’Union européenne depuis de nombreuses années16. Pourtant, il convient de relativiser ce constat si l’on s’intéresse par exemple à la répartition de ces dépenses : « ces dépenses vont en majorité aux soins hospitaliers et aux soins de ville, mais peu à la prévention17 ». De même, l’application de la Convention relative aux personnes handicapées a fait l’objet de nombreuses critiques fondées sur l’approche retenue par la France marquée par une prédominance du modèle médical malgré certaines avancées de la loi de 2005. Cette loi elle-même est mise en cause par le comité des droits des personnes handicapées des Nations unies qui considère qu’elle défendrait la promotion d’un « traitement médical des incapacités et la prise en charge médico-sociale avec le placement des personnes handicapées en institution18 ». Dans le dernier avis du comité, il est aussi mentionné le fait que la pandémie a occasionné des comportements particulièrement violents à l’égard des personnes handicapées, qu’il s’agisse de privations de liberté19 comme de traitements discriminatoires concernant l’accès aux services de réanimation dans les premiers moments de la pandémie.
Il semble ainsi très important de documenter les pratiques effectives des professionnels dans le champ de la santé. Cet ouvrage vise donc à rendre compte de la diversité des pratiques qui ont lieu et des services qui sont offerts dans deux pays européens, la Grèce et la France, en interrogeant d’une part, la possibilité d’accéder aux soins et l’accès « effectif20 », autrement dit, l’entrée effective dans le système de soin et son degré d’utilisation, et d’autre part, la manière dont se déroule la continuité des soins et leur coordination. Cette perspective implique une approche globale et systémique des soins accordés à la personne dans son environnement familial et social. En effet, c’est dans ce cadre que les inégalités sociales apparaissent, l’inégalité se référant « à des besoins de soins non suivis d’accès ou lorsque les soins délivrés ne conduisent pas à des résultats de santé identiques21 ».
En ce sens, l’ouvrage explore le champ de la santé dans ses multiples déclinaisons, en réunissant des réflexions théoriques, des analyses de terrain et des présentations d’expériences de nouvelles pratiques. Cette réflexion s’appuiera sur la mise en avant des différences et des points de convergence entre deux pays d’Europe dotés de systèmes de soins aux histoires différentes mais marqués tous les deux par une réduction drastique des dépenses conséquentes à la néo-libéralisation des économies d’une part et par l’adoption de conventions internationales sur le handicap et de textes européens sur le sujet d’autre part.
Une réflexion collective pour mieux saisir l’apport de nos disciplines respectives sur le handicap et la santé
Dans le cadre d’un réseau PHARE (Les exPériences du HAndicap en France et en Grèce. RElations entre personnes handicapées, aidants familiaux et professionnels)22, des médecins de l’Université de Thessalonique23 et des sociologues de différentes équipes de recherche24 se sont rassemblés durant deux années (2018-2020). Ce réseau a permis d’amorcer une réflexion sur l’inclusion dans la santé mais aussi sur les liens entre le handicap et le travail, ou encore le handicap et le logement25.
Le présent ouvrage rend plus particulièrement compte des échanges entre partenaires scientifiques de France et de Grèce sur la thématique du handicap en cherchant à élaborer un langage commun au-delà de la différence des approches disciplinaires et théoriques. Il constitue à ce titre un ouvrage novateur dans le champ de la réflexion sur le handicap et la santé. En proposant une diversité de regards sur ces situations complexes, il rend compte des injonctions souvent contradictoires auxquelles sont soumis les différents acteurs de la santé qu’on pourrait résumer de la façon laconique suivante : prendre en compte la singularité des patients… tout en réduisant les coûts au maximum.
Pour faire comprendre les différentes tensions qui traversent le champ de la santé, nous avons divisé l’ouvrage en deux parties : une première partie rappellera les différentes approches théoriques du handicap ainsi que l’impact des représentations sur les pratiques d’accompagnement des personnes handicapées et plus largement de leur participation sociale et politique. Une deuxième partie détaillera les obstacles à l’accès aux soins des personnes handicapées ainsi que les pratiques déployées par certains professionnels de santé pour y faire face.
Mathilde Apelle
Aurélie Damamme
Efthymia Makridou
- 1. Dikaios Sakellariou et Elena Rotarou, « The effects of neoliberal policies on access to healthcare for people with disabilities », International Journal for Equity in Health, no 16, 2017. DOI : 10.1186/s12939-017-0699-3.
- 2. Eric Emerson et al., « Disablement and health », dans Nick Watson, Alan Roulstone et Carol Thomas (dir.), Routledge handbook of disability studies, New York, Routledge, 2012, p. 253-270.
- 3. Si ces difficultés sont mieux documentées pour les pays anglo-saxons, on peut néanmoins citer pour la France la synthèse bibliographique réalisée par l’IRDES relatant les rapports d’associations ou d’organismes publics et quelques recherches réalisées généralement en santé publique [en ligne] (auxquels on peut ajouter quelques rares travaux en sciences sociales qui mentionnent ces difficultés, en particulier dans le champ de la santé mentale [en ligne]. Citons également des travaux mentionnant ces obstacles d’accès sans en faire l’objet principal de leur recherche comme ceux de Justine Madiot (« Les effets de l’interaction du genre et du handicap : l’expérience de femmes handicapées en matière de sexualité », Revue française des affaires sociales, no 1, 2021, p. 69-86) ou encore l’ouvrage de Charlotte Puiseux (De chair et de fer. Vivre et lutter dans une société validiste, Paris, La Découverte, 2022).
- 4. Eric Emerson et al., « Disablement and health », op. cit., p. 253-270.
- 5. Vingt pour cent des réclamations reçues pour discrimination concernaient des discriminations en raison du handicap. Même si la santé ne figure qu’en fin de liste des thématiques objet des réclamations, il serait important de croiser la thématique du handicap et de la santé, ce que le rapport ne permet pas directement de faire (Défenseure des droits, Rapport annuel d’activité, 2022).
- 6. Dikaios Sakellariou et Elena Rotarou, « The effects of neoliberal policies on access to healthcare for people with disabilities », op. cit.
- 7. Barbara Anello, Inter-Sectoral Workshop on Violence Against Women with Disabilities and Deaf Women and Access to the Justice System, Report for the DAWN Ontario Board, North Bay, 1998.
- 8. Le terme de validisme est défini comme « un rapport social de pouvoir visant le plus souvent les personnes handicapées […], celles qui contreviennent à la norme qu’est l’absence de maladie ou d’“infirmité” » : Melina Germes, dans la rubrique « Handiféminisme », dans Elsa Dorlin (dir.), Feu ! Abécédaire des féminismes présents, Montreuil, Libertalia, 2021.
- 9. Eric Emerson et al., « The health of disabled people and the social determinants of health », Public Health, vol. 125, no 3, p. 145147, mars 2011. DOI : 10.1016/j.puhe.2010.11.003.
- 10. Source : Eurostat, « At-risk-of-poverty rate anchored at a fixed moment in time (2008) by age and sex » (Taux de risque de pauvreté ancré dans le temps (2008) par âge et sexe), European Union Statistics on Income and Living Conditions, [en ligne].
- 11. Id., « Self-reported unmet needs for medical examination by sex, age, main reason declared and income quintile », European Union Statics on Income and Living Conditions, [en ligne].
- 12. Elena Rotarou et Dikaios Sakellariou, « Access to health care in an age of austerity : Disabled people’s unmet needs in Greece », Critical Public Health, novembre 2017, p. 1469-3682.
- 13. Notre traduction de test-case.
- 14. Maria Petmesidou, « Austerity and the erosion of the social dimension », In Depth, vol. 10, n° 6, décembre 2014, [en ligne].
- 15. Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care [1993], Paris, La Découverte, 2009, p. 142..
- 16. OCDE, State of Health in the EU, France : Profil de santé par pays, 2021, [en ligne].
- 17. Ibid., p. 10
- 18. Comité des droits des personnes handicapées, Convention relatives aux droits des personnes handicapées, « Observations finales concernant le rapport initial de la France », 4 octobre 2021, p. 2, [en ligne].
- 19. Les résidents de certains établissements médico-sociaux se sont vus interdire les sorties pendant le premier confinement et plus généralement le maintien des mesures de restriction des sorties et des visites des personnes extérieures a été beaucoup plus long dans les établissements médico-sociaux que pour le reste de la société, au nom de la protection des personnes handicapées (voir aussi Élise Martin et Noémie Rapegno, « Crise sanitaire et ralentissement du processus d’ouverture vers l’extérieur d’établissements pour adultes handicapés », Revue francophone sur la santé et les territoires, « Pandémie, crises et perspectives : lectures territoriales de la Covid-19 », [en ligne].
- 20. Ronald Andersen et John F. Newman, « Societal and individual determinants of medical care utilization in the United States », Milbank Memorial Fund Quartely, vol. 51, n° 1, 1977, p. 95-124.
- 21. Pierre Lombrail et Jean Pascal, « Inégalités sociales de santé et accès aux soins », Les Tribunes de la santé, vol. 8, n° 3, 2005, p. 31-39.
- 22. Ce réseau a été financé par l’IRESP (Institut pour la recherche en santé publique), dans le cadre d’un appel à projets du programme Handicap et autonomie de la CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie). Il a donné lieu à une journée d’études organisée en octobre 2020 en format hybride
- 23. Alexis Benos et Emmanouil Smyrnakis étaient les médecins intégrés au projet.
- 24. Mathilde Apelle, Aurélie Damamme et Efthymia Makridou du CRESPPA-GTM, Ève Gardien du laboratoire Espace et sociétés (ESO) à Rennes.
- 25. Nous souhaitons ici remercier Jean-Luc Charlot, Ève Gardien et Charlottes Puiseux pour leurs interventions dans les séminaires organisés dans le cadre du projet PHARE.