François MARTIN
Des faux qui ne trompent personne. Les textes d’abdication sous les Six Dynasties
Une des caractéristiques les plus frappantes du haut Moyen Age chinois (IIIème-VIème s.) est un mode original de succesion d’une dynastie à une autre : celui d’une abdication (on en compte quatorze en tout) reposant sur la fiction d’une cession volontaire du pouvoir au profit d’un usurpateur qui le détient déjà dans les faits. Le processus, censé inspiré par le précédent des sages empereurs mythiques Yao et Shun, avait en fait pour prototype l’abdication extorquée par Wang Mang à la maison des Han, bien que cette figure maudite ne soit jamais évoquée à leur propos. Un certain nombre de textes caractéritiques – panégyrique du futur souverain, acte d’abdication, brevet de transmission du sceau de l’Etat, etc.- jouaient dans le mécanisme de l’abdication un rôle fondamental. Tous ces textes, qui sont parfois des chefs-d’oeuvre d’art littéraire, et font appel en tous cas à une science rhétorique consommée, n’étaient pas de la main du souverain abdicataire, censé cependant en être l’auteur, mais étaient dus au pinceau d’auteurs de renom. Si ces écrits, qui faisaient massivement appel aux précédents historiques et à l’idéologie impériale (le mandat céleste en particulier) ne trompaient certainement personne, ils étaient nécessaires à la légitimation de l’abdication. la notion de faux se détache ici de son support matériel pour rejoindre les catégories morales. Bien que ces “textes d’abdication” ne puissent être confondus avec les ordres impériaux forgés à l’occasion de tel ou tel coup de force – des faux purs et simples dans tous les sens du mot – , ils méritent bien eux aussi, par leur intention de tromper la postérité – sinon les contemporains – et de falsifier l’Histoire, d’être qualifiés de faux. On a pris comme support de cette étude un cas concret : l’abdication du dernier souverain des Song de Liu au profit du fondateur des Qi méridionaux, en 479, et on a tenté de montrer que l’opinion était loin d’accepter sans ciller cette falsification portée à la hauteur d’une institution.
François THIERRY
Fausses dates et vraies monnaies. Rites, information, propagande et histoire dans la numismatique chinoise
Dans l’histoire monétaire de la Chine, le binôme du vrai et du faux ne pose pas seulement le problème de ce qui est authentique et ce qui ne l’est pas, mais la question de la nature de l’authenticité : est-ce celle de l’émetteur, celle du métal ou celle de l’inscription ? ce qui a retenu ici notre intérêt, ce sont les rapports entre l’inscription qui date une monnaie et la date réelle à laquelle cette monnaie a été émise. On constate en effet qu’à plusieurs reprises, en Chine, on a émis, volontairement ou non, de la monnaie portant des dates ne correspondant pas à la période d’émission. Les causes de cette inexactitude peuvent être multiples, mauvaise information, volonté de tromper sur la quantité du numéraire, respect d’un rituel ou propagande politique. Dans tous ces cas, la monnaie reste un témoignage authentique du processus de fonte monétaire et des pratiques politiques et sociales de la Chine anciennes.
Guillaume CARRE
Par delà le premier ancêtre. Les généalogies truquées dans le Japon prémoderne (XVIème-XIXème siècles)
Le souci d’identifier ses ancêtres pour constituer un lignage dans lequel s’inscrit l’identité individuelle s’est progressivement répandu dans la population japonaise jusqu’à l’ère Meiji, au fur et à mesure que s’imposait à des catégories de plus en plus larges de la société le modèle familial de la famille-souche. A l’époque d’Edo, alors que les progrès de l’éducation homogénéisaient peu à peu la culture historique des élites sociales, l’établissement des généalogies familiales n’était pas un simple divertissement, ou un moyen de satisfaire des sentiments de vanité : il s’agissait toujours, d’une manière ou d’une autre, d’asseoir un statut et un rang dans une société d’ordres et de légitimer des positions. L’importance sociale, voire politique, accordée, aux origines familiales, poussait naturellement à l’élaboration de généalogies falsifiées ou truffées d’assertions douteuses. Dans cet article, qui porte principalement sur la période prémoderne (XVIème-XIXème siècles), nous montrons comment l’instauration d’un pouvoir guerrier fort sous les Tokygawa amena un renforcement du contrôle de l’autorité politique sur l’établissement des généalogies. Ces dispositifs visaient cependant moins la véracité historique que la stabilisation et pérennisation de la société d’ordres, ce qui explique qu’ils n’aient jamais découragé, bien au contraire, l’élaboration de généalogies truquées.
Jean-Pierre BERTHON
Production et utilisation d’apocryphes à caractères religieux dans le Japon du XXème siècle
L’article présente, à travers l’exemple de plusieurs mouvements religieux qui sont apparus depuis l’époque Meiji (1868-1912), le rôle qu’ont joué les récits apocryphes dans les revendications identitaires et les visions du monde que ces nouvelles religions ont proposées à leurs disciples, à un moment où l’Etat japonais combattait les croyances et pratiques religieuses traditionnelles considérées comme autant de barrières à l'”ouverture à la civilisation” (bunmei kaika). Face à ces religions d’essence millénaristes, l’Etat oppose une spiritualité nouvelle centrée autour de la figure de l’Empereur, représentant sur terre de la divinité ancestrale Amaterasu Omikami. Les récits apocryphes alimentent de fait une tension permanente entre la création de récits d’origine incompatibles avec les mythes nationaux, et un ultra nationalisme qui invente une histoire falsifiée et donne au Japon impérial un droit à gouverner le monde. Ils posent, plus largement, le problème d’un nationalisme culturel qui perdure parmi les nouvelles religions japonaises d’aujourd’hui, dont certaines jouent de ces “traditions inventées” pour revendiquer un universalisme conquérant.
Christian LAMOUROUX et Guillaume CARRE
Faux produits et marchandises contrefaites dans la Chine et le Japon prémodernes. Réglementations, corps de métiers et contraintes éthiques.
L’article est consacré au problème des faux produits et des copies, abordé à partir de deux exemples, les soies et soieries dans la Chine des Song et les faux remèdes pharmaceutiques dans le Japon d’Edo, deux sociétés marquées par la croissance du secteur commercial entraînant de rapides changements sociaux. Notre approche s’est concentrée sur trois points : 1) le rôle des marchands et des intermédiaires dans la stabilité et le légalité des échanges ; 2) les négociations permanentes entre les organisations de marchands ou d’artisans et les autorités ; 3) les classifications des produits de différentes qualités faites par les usagers et les consommateurs, parmi lesquels on retrouve l’administration. Les premières conclusions indiquent que la qualité des produits dépendait principalement de deux facteurs : 1) la moralité des marchands et leur recherche de profits ; 2) les compromis issus des négociations, ce que nous avons appelé “l’échange honnête”. Enfin, la découverte de la nécessité de lutter contre la contrefaçon apparaît aussi comme le corollaire du développement des sociétés d’échanges et donc de la concurrence dans les secteurs de la production et de la distribution.
Dinh Trong Hieu
Vraies et fausses vierges au Viêt Nam. La falsification corporelle en question
L’étude de la virginité au Viêt Nam, parce qu’elle touche simultanément à l’intimité d’une femme et à sa réputation, a trop longtemps été envisagée sous l’angle de la morale. Rares, les travaux étaient, en outre, très restrictifs dans l’évocation du corps au sein d’une société empreinte du sceau du confucianisme. Sans doute l’irruption du sida dans les années 1990 a-t-elle conduit à la réalisation de multiples enquêtes sociologiques sur la virginité, dans le cadre général des recherches sur la sexualité. Toutefois, nombre d’études restent marquées par un biais moralisateur. L’article se propose de cerner plutôt pourquoi et comment on devient une fausse vierge. Sa problématique est centrée sur la falsification corporelle, dans le cadre socio-culturel d’un pays où la fluctuation entre le vrai et le faux est permanente. Une démarche globale a semblé la plus appropriée. Elle examine successivement l’éducation sexuelles dans la société vietnamienne, l’expérience de la défloration en dehors du mariage, la falsification de la virginité, volontaire ou contrainte, les motivations des acteurs sociaux, le cadre judiciaire quand il existe et, finalement, la répartition géographique d’un phénomène qui est loin d’être circonscrit au Viêt Nam.
Arnaud NANTA
Comprendre l’affaire de falsification d’outils paléolithiques de 2000. Histoire de l’archéologie paléolithique et de l’homme fossile au Japon
Fin 2000, une affaire de faux archéologiques sans précédents éclata au Japon à propos du Paléolithique inférieur de l’archipel. Cette affaire de falsification remit en cause près de vingt-cinq années de travaux, ainsi que l’idée d’une présence humaine “japonaise” remontant à 600 000 ans dans le passé. L’enquête menée par l’Association japonaise d’archéologie montra que Fujimura Shin. ichi, vice-directeur du Centre de recherche sur la culture paléolithique du Tôhoku au moment des faits, avait réalisé des truffages systématiques depuis 1976, voire intégralement falsifié certains sites.
Pour autant, une analyse visant à comprendre les causes profondes, les motivations et la dynamique de cette affaire de faux ne pourrait se limiter à un seul homme. le présent article réfléchit tout d’abord sur la place et le rôle de “l’archéologie nationale” au sein des Etats-nations modernes, puis retrace l’histoire de la recherche paléolithique et de l’homme fossile dans le Japon du XXème siècle. La “naissance” du Paléolithique japonais après 1949 et le développement d’une recherche autonome dans le nord-est de l’archipel à partir des années 1960 sont ensuite présentés. Cette recherche du Nord-Est se développa de façon antagoniste avec le reste de l’archéologie japonaise, davantage portée sur la Protohistoire. Nous réfléchissons enfin au poids d’autres facteurs, tels que les financements de la recherche, la relation ambiguë que ce Centre entretenait avec la recherche paléolithique chinoise, ou encore le rôle des médias.
Laurent FELLER
Du bon usage du faux
Le faux et la falsification atteignent, en Orient comme dans le reste du monde, l’ensemble des compartiments de la vie sociale. Ils posent des problèmes d’ordre éthique, ou de morale pratique, s’insèrent dans le débat idéologique ainsi que dans les pratiques familiales ou la vie économique. Les textes proposés dans ce volume et que ce papier commente, présentent, à travers des exemples et des situations assez divers dans le temps et concernant un espace très vaste, une gamme assez large des problèmes que pose la question du faux dans la vie sociale. La falsification est dans certains cas – hyménoplastie, reconstruction de généalogies – une manipulation effectuée avec des objectifs restreints pour des propos privés, relevant de la réussite sociale, individuelle et collective. Il s’agit de tricheries limitées visant à assurer la conformité d’une personne aux règles du jeu social. Dans d’autres cas -archéologie paléolithique, abdications impériales -, ces manipulations sont opérées non pour obtenir ce résultat, mais pour modifier le jeu lui-même. Enfin, au coeur de la vie économique, falsifications et faux posent la question du contrôle des institutions de l’Etat sur la production et les échanges, à la fois pour des raisons ayant trait à l’ordre social et à sa stabilité et, de façon très prosaïque aussi, pour des motifs fiscaux. La qualité des produits fabriqués, et donc la possibilité de les identifier de façon sûre, est également un point vital pour toute économie ayant cessé d’être une pure économie de subsistance et reposant autant sur l’échange que sur la production.