Roel STERCKX : “À la recherche des Esprits. La question du sacrifice dans le rituel et la philosophie à l’époque des Royaumes Combattants et des Han”
Cet article situe et analyse la notion de shen dans le contexte rituel et les pratiques religieuses de Chine ancienne. On repère des parallèles entre le développement de cette notion dans le discours philosophique de l’Antiquité et sa transformation dans les pratiques religieuses, sacrificielles au premier chef. Après avoir passé en revue différentes attitudes-types des maîtres philosophes vis-à-vis du monde des Esprits, nous portons notre attention sur les modalités d’exécution du sacrifice, qui font apparaître ce dernier comme une sorte d’événement multimédia offrant une pluralité de voies pour accéder aux Esprits. Force est de constater que l’on ne s’adressait pas aux Esprits, mânes et divinités comme à des entités prédéfinies ordonnées en un panthéon : nous tentons de montrer au contraire que dans la religion chinoise ancienne, les sacrifices étaient conçus tout d’abord comme une quête et une enquête sur les Esprits par le truchement des procédures déployées à cette occasion. De telles procédures se donnaient pour fin d’établir un contact entre les participants de la cérémonie rituelle et les Esprits sollicités, par des voies multiples et toujours senties comme incertaines.
Thierry MEYNARD : “Intellectuels chinois contemporains en débat avec les esprits : le cas de Liang Shuming (1893-1988)”
Au XXe siècle, les intellectuels chinois ont hérité d’une croyance traditionnelle aux esprits, qui fait partie du psychisme national. Si la plupart d’entre eux ont essayé de rejeter ces croyances jugées irrationnelles à l’ère moderne, d’autres ont essayé de réinterpréter un discours qui puisse rendre compte rationnellement de l’existence des esprits. Liang Shuming fait fond sur la double tradition du confucianisme et du bouddhisme pour présenter le rôle des esprits dans la constitution d’un univers moral qui garde toute sa pertinence pour le monde des humains.
Catherine DESPEUX : “Âmes et animation du corps. La notion de shen dans la médecine chinoise antique”
Le Canon interne de l’empereur Jaune, texte médical composite des Han, reflète plusieurs conceptions divergentes de la notion de shen dont le terme correspondant le plus adéquat en français nous semble être non pas esprit mais « âme », concept sur lequel les penseurs grecs et plus tard les philosophes français ont beaucoup débattu. Shen, dont les propriétés et les qualités sont souvent semblables à celles du qi « souffle/énergie », est un constituant essentiel de l’individu dont la perte mène à la mort, et qui doit être protégé comme le bien le plus précieux, ne devant pas s’échapper du corps ni être blessé par des attaques extérieures ou par l’aiguille du praticien, médecin du corps et de l’âme. Malgré l’importance du cœur en tant que siège du shen, il est aussi question du shen des cinq viscères ou du shen de diverses parties du corps ; il est alors difficile de savoir s’il s’agit d’une seule et même chose revêtant des fonctions et des aspects divers selon le lieu où elle se trouve, ou d’une pluralité d’éléments. Une caractéristique fondamentale du ou des shen est la circulation dans le corps, en corrélation avec le temps extérieur ; le renshen « âme du corps », parallèle à renqi « souffle du corps », se déplace selon la lune, l’âge de l’individu, les temps de l’année avec des systèmes divergents reflétant certainement une pluralité d’écoles. Le Canon interne, à deux reprises, avance l’idée d’un pôle de jade (yuji) autour duquel l’âme se meut sans cesse, selon un cours normal, telles les étoiles dans l’univers autour du Pôle. Le parcours de l’âme humaine dans le corps doit être rapproché de celui du souverain dans le Mingtang, un palais rituel du temps symbolisant le parcours de l’empereur dans son empire.
Michael PUETT : “Hommes, esprits et sages dans l’Antiquité tardive : Le Maître qui embrasse la simplicité (Baopuzi) de Ge Hong”
Le présent article s’efforce de répondre à la question de savoir quelle pouvait être la visée de Ge Hong lorsqu’il composa le Baopuzi. Quelles idées y a-t-il avancé et comment les a-t-il défendues ? Enfin, qu’est-ce qui à la lumière de son époque donne à ses arguments un tour si particulier ? Nous soutenons dans ces pages qu’il y a une réelle cohérence argumentative et une vision d’ensemble dans le discours de Ge Hong sur les humains, les sages et les esprits. Cette ensemble d’idées innerve aussi bien les chapitres intérieurs qu’extérieurs de l’ouvrage.
Stéphane FEUILLAS : “L’accès à l’âme du monde. Définitions et approches. À partir de l’oeuvre de Zhang Zai (1020-1078)”
Le présent article est composé de deux parties. Dans la première, il propose de traduire le terme shen par « âme » en définissant un contexte de traduction. L’objectif est de sortir de l’antagonisme entre deux types de lecture de Zhang Zai, une matérialiste et une autre plus métaphysique, et de montrer comment le Zhengmeng [Discipline pour les jeunes obscurcis] peut s’inscrire dans une tradition philosophique et discursive européenne sur le changement et l’énergie. En rapprochant les textes de Zhang Zai de la pensée de Giordano Bruno (1548-1600), de Spinoza (1632-1677) et de Diderot (1713-1784), nous espérons lever un certain nombre d’ambiguïtés sur la conception de l’absolu tel qu’il se dégage dans une « énergétique » et indiquer comment une pensée de l’âme et du changement implique un discours spécifique, une assimilation entre énergie et sensibilité, une orientation éthique.
La seconde partie étudie, à partir de ces données, dans le Zhengmeng et le commentaire de Zhang Zai aux Mutations, une voie d’accès à cet absolu et la reconnaissance de l’âme. Les partis pris éthiques de Zhang Zai, l’accent qu’il met sur la pertinence de la conduite, sur la prudence et l’anticipation, sur les déclics (ji), permettent de décrire l’entrée dans l’âme des choses comme l’expérience personnelle, éprouvée dans un corps, d’un flux, d’une influence et d’une transformation conjointe de soi. Chez Zhang Zai, l’âme (shen) est ainsi le dynamisme pur, soustrait à ses déterminations, débarrassé des obstacles de la relation, et créateur d’usages dans les comportements comme dans les pratiques sociales.
Fabian HEUBEL : “Culture de soi et créativité. Réflexions sur la relation entre Mou Zongsan et le confucianisme énergétique”
L’histoire chinoise de la culture de soi (et tout particulièrement dans les doctrines des néo-confucéens des Song et des Ming), le spirituel s’est trouvé confronté à une tendance à la « dé-hiérarchisation » ontologique. En philosophie, ce mouvement s’est manifesté principalement dans l’évolution de la notion d’« énergie » (qi). Les relations entre l’esprit (shen) ou la structure régulatrice (li) d’une part, et l’énergie de l’autre constituent l’une des questions majeures de la philosophie confucéenne des Song et des Ming. Or, des Song du Nord aux Ming, cette notion d’énergie a occupé une place de plus en plus élevée. Depuis quelques dizaines d’années, la nature de cette évolution vers une théorie énergétique constitue un point essentiel dans les polémiques sur la pensée des Song et des Ming. Dans ce débat, Zhang Zai (1020-1078) et Wang Fuzhi (1619-1692) ont fait l’objet d’une attention particulière.
Le problème est le suivant : dès lors que l’on abandonne la hiérarchie entre l’immanence et transcendance, entre le monde physique et le métaphysique, et que l’on se débarrasse du fondement métaphysique d’une culture de soi spirituelle, comment concevoir le rapport entre créativité, culture de soi et éthique ? Selon Mou Zongsan (1909-1995), les théories énergétiques et celles de la culture de soi sont à l’évidence dans un rapport d’opposition, l’effort moral consistant à limiter et contrôler le flux de l’énergie. Le problème est de savoir s’il est possible de créer ou non entre elles un rapport plus positif. L’idée de « la compénétration des constituants sans adhérence » (jianti wulei) comme pratique d’ascèse s’efforce d’abord de proposer un autre mode de relation entre éthique, esthétique et culture de soi.
Bertrand MÉHEUST : “Le Prince et le pêcheur. Remarques sur un cas de divination dans le Tchouang-tseu”
Jusqu’à présent, les parapsychologues qui étudient les pouvoirs extrasensoriels, et les universitaires qui travaillent sur la divination ont persisté à s’ ignorer. Mon article a pour but de montrer sur un exemple concret le type de dialogue qui pourrait s’instaurer entre ces deux domaines de recherche. Un apologue du Tchouang-tseu, où il est question d’un rêve divinatoire et d’une tortue sacrée, fournit l’occasion d’amorcer cet échange. À travers cet exemple, on voit s’esquisser le projet de travaux comparatifs féconds entre l’Orient et l’Occident, qui permettaient de transcender les habituels cloisonnements culturels