En inaugurant la nouvelle collection « Singulières Migrations » des Presses universitaires de Vincennes, Le Vertige des acrobates affirme les convictions et les partis pris qui ont guidé cette création : ouvrir une fenêtre sur les expériences des personnes migrantes, déconstruire les registres de représentations dominantes pour rendre visible la singularité comme le caractère ordinaire des migrations, offrir différents médias pour incarner de façon sensible ce qui se joue à travers l’acte de migrer.
Issues de différents horizons professionnels et disciplinaires – géographie, anthropologie, sociologie et interventions sociales –, les créatrices de la collection « Singulières Migrations » souhaitent mettre en visibilité les sujets migrants et leurs cheminements, en rassemblant au gré des livres à venir des dispositifs d’écriture aussi divers que l’enquête de terrain, la restitution scientifique ou la création artistique, notamment sous la forme littéraire. Le choix d’un récit fictionnel comme première publication illustre avec force la certitude qu’articuler études migratoires et productions fictionnelles, littéraires ou artistiques, est non seulement possible mais nécessaire pour sortir de l’essentialisation du phénomène migratoire et de tout ce que celle-ci occulte de la singularité des parcours et des personnes traversées par une telle expérience.
Car ce sont bien avant tout des expériences humaines qu’il s’agit d’observer et de comprendre, et non pas des flux prédictibles et contrôlables. Dès lors, la compréhension des phénomènes migratoires contemporains exige d’incarner de façon sensible ce qui se joue à travers l’acte de migrer. S’approcher au plus près de ces réalités permet d’en saisir les tensions, les contradictions, les accidents, les rêves et parfois les désillusions. En rupture avec les processus de réduction des personnes à leurs besoins essentiels – qui demeurent indispensables –, il s’agit de comprendre et de mettre en lumière ce qui les anime, les blesse, les rend vivant·e·s.
Restituer l’histoire d’hommes, de femmes, d’enfants au plus près de ce qui a été vécu, c’est offrir à la lectrice ou au lecteur, au citoyen ou à la citoyenne l’opportunité d’identifier, de reconnaître des éléments familiers et immédiatement intelligibles, et de se prémunir ainsi contre les amalgames et les confusions. À ce titre, la place accordée aux sujets dans Le Vertige des Acrobates abaisse la frontière en créant une familiarité entre le lecteur et les protagonistes qui rend possible la construction du « je ». Ce positionnement procède d’un point de vue politique sur le sujet : le·la migrant·e est cette autre possibilité de moi. Il réfère à une condition humaine inaltérable qui relie chacun·e de nous.
Pour autant, plusieurs arguments pourraient être opposés à ce type de proposition. Les fictions apparaissent en effet suspectes aux yeux de certain·e·s universitaires car elles s’inscrivent en rupture avec les « discours de vérité » scientifiques dont elles ne partagent ni les formes ni les finalités. Plus encore, elles pourraient générer des formes de distractions préjudiciables à la confrontation avec le réel, contribuer à détourner le regard de données sinon totalement objectivées du moins objectivables au gré du jeu scientifique. Doit-on voir là la crainte de glisser vers une mise à distance de la réalité ? Le recours à la fiction ne risque-t-il pas, en effet, d’éloigner le lecteur des réalités concrètes qui caractériseraient la connaissance de l’objet migration ?
Si l’imaginaire, la fantaisie, le rêve peuvent détourner de la rugosité du réel, on peut défendre l’idée selon laquelle le pas de côté fictionnel peut aussi s’avérer fécond pour rendre sensible des réalités a priori éloignées. Ce sont parfois des métaphores qui nous permettent d’appréhender ce qui paraît dérangeant, inaccessible, trop complexe au raisonnement.
Ainsi la photo ou l’image peuvent suggérer, signifier, d’une autre manière. La construction fine de certains personnages de roman rend possible le processus d’identification qui rend une réalité sociale et politique subitement très proche, abattant le mur conceptuel entre « eux » et « nous », habile refuge de la raison pour s’extirper de ce qui se joue sous nos yeux. Cette dichotomie dissimule des situations très diverses en matière de lieux convoqués, de temporalités, de catégories sociales, de projets de vie qui combinent proximité et distance entre des personnes migrantes et non migrantes. Dans le récit de Marine Messina, les acrobaties de Malik, qui ne retrouve plus, en Grèce, le sens de son projet de migration, comme de Kadi, en prise avec ses démons, travaillent ainsi la subjectivité du lecteur.
C’est peut-être également le statut des savoirs qui est interrogé à travers ce paradoxe, qui n’est pas récent (voir, à ce propos, la dispute autour d’Émile Zola et du portrait social de son époque), et celui de la construction des données et/ou de leur restitution. Car à n’en pas douter la fiction – comme toute œuvre artistique – se nourrit, puise et s’élabore dans le réel. Qui n’a jamais entendu un auteur ou une autrice décrire la manière d’observer ses contemporain·e·s, d’emprunter des situations des personnages à ceux de ses connaissances, voire de lui ou d’elle-même ?
Maria London, autrice d’une autobiographie familiale sur la migration dans un récit très impliqué à la première personne1, déclarait pourtant : « Il n’y a jamais eu autant de réel et de personnel que dans mon premier roman. » Pour quelle raison ? Peut-être parce que la fiction autorise des prises de paroles qui ne pourraient pas être signées et endossées par leurs auteurs et autrices. S’autoriser un personnage offre des possibilités d’expression de réalités trop difficiles à partager sans protection. Peut-être aussi parce qu’elle invite à s’inscrire en rupture avec ces processus, normés et parfois défensifs, de stérilisation des affects qui peuvent permettre aux chercheur·e·s d’évacuer leurs angoisses face aux réalités les plus terrifiantes (on se rappelle la leçon de Georges Devereux dans De l’angoisse à la méthode2).
Enfin, donner à voir les cheminements, les errances, les espoirs, les interactions qui ponctuent les histoires individuelles constitue certes un risque : celui de surdéterminer la part du choix individuel guidé par les ressorts psychiques et familiaux. Il nous semble donc nécessaire et fécond de situer socialement les créations artistiques et littéraires, comme les travaux de recherche, dans leur environnement. Articuler la voix de personnages fictionnels pétris de réalisme à la voix de chercheur·e·s nourri·e·s par la pratique de l’enquête de terrain constitue deux facettes du même projet de construction de savoirs situés sur la migration.
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Ce passage à la première personne offre une fonction d’implication. En effet, le récit qui emprunte à la fiction est aussi un récit de soi et de l’autre. À travers la narration, ce sont des représentations, des émotions et des symboles qui sont mises en partage. Ainsi Le Vertige des acrobates s’appuie de manière affirmée sur les données et les récits collectés durant l’expérience vécue par l’autrice dans un centre pour mineur·e·s. Son récit à la première personne opère un jeu de miroir entre son histoire familiale, son point de vue particulier et celui des jeunes et des adultes du centre. Ces « je » sont pluriels et permettent d’offrir aux lecteurs et lectrices des situations complexes, riches et paradoxales, assurément comme le sont nos vies !
Delphine Leroy, Marie Peretti-Ndiaye, Amandine Spire.
1. Maria London, Tisseuse de mémoires de la Patagonie aux Balkans, Paris, L’Harmattan, « Graveurs de mémoire », 2003.
2. Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Aubier, 1994.