Presses Universitaires de Vincennes

Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

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Collection La Philosophie hors de soi
Nombre de pages : 382
Langue : français
Paru le : 09/03/2022
EAN : 9782379242182
CLIL : 3133 Philosophie contemporaine
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×137 mm
Version papier
EAN : 9782379242182

Version numérique
EAN : 9782379242212

La pensée a-t-elle un style ?

Deleuze, Derrida, Lyotard

Que fait le style à la pensée ? Le livre répond à cette question en proposant une lecture stylistique de textes philosophiques (dont ceux de Deleuze et Guattari, Derrida, Lyotard) qui partagent une fin : renouveler la pensée par leur style.

 Si la philosophie qui s’est développée en France dans les années 1970 autour de Deleuze et Guattari, Derrida, Lyotard constitue un objet d’étude dans le champ de la philosophie, elle l’a été beaucoup moins dans celui de la stylistique. Or, ces pensées se fixent pour fin, de renouveler la pensée à partir de leur écriture ou de leur style. Le livre propose de prendre au mot et au sérieux ces philosophes et de comprendre, par une plongée au cœur de leurs textes, la façon dont ils ont opéré une telle reconfiguration de la pensée philosophique. 

Auteur.ice.s : Vallespir Mathilde

Un nouveau style pour la philosophie                                                


Chapitre 1.
Contexte et polémicité                                                                       

Chapitre 2.
Logos, signe, concept                                                                          

Chapitre 3.
La métaphore : du concept au texte (et retour)                          

Chapitre 4.
La prédication en question                                                             

Chapitre 5.
Altération et renouvellement des patrons discursifs philosophiques                                           

Une crise sans retour                                                                        

 

Bibliographie                                                                                      

Index nominum                                                                                 

Que nous dit le style d’un philosophe sur sa pensée ? Que fait le style à la pensée ? Ces questions se posent avec une acuité particulière au tournant des années 1970 en France. Sur fond d’une vivacité inédite d’échanges entre littérature, linguistique et philosophie voit le jour un ensemble d’œuvres philosophiques dont celles de Derrida, Lyotard, Deleuze et Guattari sont exemplaires, qui partagent l’ambition de reconfigurer le logos par leur style. C’est à partir de ce style que l’ouvrage se propose de saisir ce geste philosophique. Invitant à une plongée dans ces œuvres qu’il analyse d’un point de vue pragmatique, linguistique et rhétorique, il entend ainsi dévoiler en quoi le style comme lieu vif du texte est la condition même d’une réinvention de la philosophie. On voudrait, par ce pas de côté méthodologique et disciplinaire, aider à lire autrement les textes philosophiques.

Maîtresse de conférences en stylistique et sémiotique comparée à Sorbonne Université, Mathilde Vallespir est l’autrice de Lire, écouter, exorciser la guerre. Essai de sémiotique comparée (Paris, Honoré Champion, 2012) et de travaux sur l’écriture de la philosophie, dont Lire Derrida ? Autour d’Éperons. Les Styles de Nietzsche, en collaboration avec Dominique Maingueneau (Limoges, Lambert-Lucas, 2015).

Introduction
Mathilde Vallespir


Un nouveau style pour la philosophie

1. 68, et après

Que reste-t-il de la philosophie des années 1960-1970 ? Que reste-t-il aujourd’hui de Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Félix Guattari 1, Jean-François Lyotard, pour ne citer qu’eux ? En constatant leur absence dans des ouvrages qui, au début du xxie siècle, prétendent rendre compte des grands jalons de la pensée française du xxe siècle, tels que le Panorama des idées philosophiques 2, en remarquant de même l’oblitération de Deleuze dans La Philosophie en France aujourd’hui 3, on pourrait les croire oubliés. Mais la consultation d’archives de journaux datant de ces quinze dernières années, qui nous confronte aux paroles d’autres philosophes à leur sujet, nous convainc du contraire. Ainsi, Alain Finkielkraut, à l’occasion du décès de Derrida, en 2004, déclare-t-il dans L’Arche :

Derrida était un immense lecteur. Malheureusement il a aussi été autre chose : un gourou planétaire, le penseur préféré du « colloque mondial ». Comment est-il devenu ce gourou ? En radicalisant la pensée de Levinas, en renchérissant sur les hyperboles de cette pensée. Levinas, c’est le penseur de la démesure éthique mais, en même temps, c’est celui qui fait de la philosophie la sagesse de l’amour : il faut de la modération à l’amour. Derrida s’émancipe de cette modération. C’est en quelque sorte le philosophe qui réintroduit l’amour en politique au travers de ce qu’il appelle l’« hospitalité inconditionnelle ». Il est devenu le philosophe des sans-papiers et la grande référence du militantisme compassionnel. Or, ça, c’est le mal français, et un mal, hélas, qui s’exporte très bien. Les maîtres à penser français sont, depuis Sartre, des maîtres à ne pas penser. Des maîtres à simplifier, à mélodramatiser, à infantiliser tous les bac +12. Après Sartre, il y a eu Foucault. Après Foucault, il y a eu Bourdieu. Après Bourdieu, il y a eu Derrida. Tous, sauf Bourdieu, sont des penseurs originaux ; mais tous sont aimés pour ce que leurs engagements ont de facilement manichéen et de rigoureusement interchangeable 4.

Si, avant ce passage, la chronique commence par une marque de reconnaissance à l’égard de Derrida pour avoir écrit « Violence et métaphysique 5 », si, donc, ce sont apparemment les usages et surtout les mésusages sociétaux de ces philosophes qui font d’eux des gourous, la charge n’est toutefois pas mince, et l’opposition entre un Levinas modéré et un Derrida radical, de même que les désignations de « philosophe des sans-papiers », comme l’expression de « maîtres à ne pas penser », semblent bien orienter l’accusation contre les philosophes eux-mêmes – leur pensée prêtant à cet usage sociétal et donc menant à leur mutation en « gourous » ou « maîtres à ne pas penser » – sans même que l’on s’attarde sur la condamnation de Bourdieu. On pourrait mentionner d’autres discours assez proches de celui d’Alain Finkielkraut, dont ce constat de Yannick Jaffré : « La déconstruction restera dans l’histoire de la pensée européenne comme le symptôme d’une dépression passagère 6. »

Loin d’être oubliés, ces philosophes paraissent donc honnis. Qu’a donc fait Derrida, et la philosophie des années 1960 qu’apparemment il suffit à incarner, à une certaine communauté de philosophes, ou plutôt, que représente cette philosophie aux yeux des autres philosophes pour que, encore des décennies plus tard, ceux-ci en jugent de manière si violente, en la dévaluant avec tant de passion et de haine ? La presse s’étonne d’une telle violence, comme en témoigne un article de Jean-Emmanuel Ducoin dans L’Humanité, qui, citant les propos de Finkielkraut précédemment évoqués, s’en dit « stupéfait 7 ». De même, Nicolas Truong, dans Le Monde du 24 juillet 2015, exprime la nécessité de se livrer à une réévaluation de ces pensées : « Même si la pensée 68 est une construction a posteriori […], son examen demeure un impératif, tant les querelles à son endroit sont encore vives 8. »

Cette catégorie de « pensée 68 », que l’on doit à Luc Ferry et Alain Renaut 9 (nous y reviendrons) désigne une génération de philosophes autrement qualifiée de « french theory » aux États-Unis 10, et beaucoup plus récemment, de « moment philosophique des années 1960 11 » par Frédéric Worms. Il importe de mesurer l’abîme existant entre ces différentes dénominations, et en particulier entre celle de « pensée 68 » et de « moment philosophique des années 1960 ». Parler de la « pensée 68 » en 1988, c’était enterrer ses représentants dans une historicité caduque, moment d’illusion politique avec lequel Luc Ferry et Alain Renaut prétendaient alors rompre en annonçant le retour d’un humanisme contre lequel ces dits « penseurs 68 » étaient accusés de s’être construits. Près de trente ans plus tard, Frédéric Worms se défend d’apparier ces pensées aux événements de 1968 : « Il ne s’agira en rien de réduire ce moment à une date et ce problème à un mot d’ordre, dans une quelconque “pensée 68 12”. » Il en propose une saisie plus large : « le moment philosophique des années 1960 » s’étend « de 1960 (non sans être anticipé dans des ouvrages antérieurs) jusqu’au début des années 1980 (non sans se poursuivre, bien sûr, au-delà, dans des ouvrages souvent majeurs) » 13. En délestant la philosophie ainsi désignée de toute dimension polémique, et en particulier de l’accusation morale d’anti-humanisme dont l’avaient chargée Luc Ferry et Alain Renaut, Frédéric Worms s’autorise à en proposer une caractérisation philosophique, en réinsérant ce moment dans son histoire pour en saisir toute la complexité et les nuances internes.

Pour autant, l’ouvrage de Luc Ferry et Alain Renaut ne fut pas sans mérite. Quelle qu’en soit la nature polémique 14, il permit « de baliser un champ d’étude, auquel les auteurs de ce livre reconnaissent peut-être une continuité et une clôture illusoires, mais que, avant eux, on ne considérait que de manière dispersée, sans cette perspective d’ensemble dont ils esquissent les grandes lignes 15 », comme Pierre Macherey le souligne. Est ainsi pensée l’unité possible d’une génération représentée par Derrida, Foucault, Bourdieu et Lacan, mais également Deleuze, Lyotard ou Althusser 16. Le second mérite que nous lui reconnaîtrions est d’avoir identifié la dynamique centrifuge propre à cette philosophie, sa tension vers son dehors, ce qui serait littérature 17, et de reconnaître par-là « un style » à cette génération de philosophes 18. Ce style n’est cependant ici envisagé qu’en mauvaise part, comme « effet de style », prétention ou geste ostentatoire invalidants et propres à détourner ces œuvres d’une véritable pensée. Une telle reconnaissance a donc pour rôle ici d’exclure ces « philosophistes » de la sphère de la philosophie, la pensée de Derrida étant ainsi réduite à une « mise en œuvre littéraire » de la pensée de Heidegger.

On connaît les présupposés d’une telle distinction entre style et pensée, ainsi que sa rançon disciplinaire, la scission entre littérature et philosophie. Lui est sous-jacent un clivage entre pensée et écriture, pensée et langue, la philosophie exprimant la première, le style n’en étant qu’une forme contingente. Une telle conception, supposant une frontière infrangible entre écriture et pensée, est héritière d’un certain idéalisme classique pour lequel, comme le rappelle Nanine Charbonnel 19, le langage a pour vocation d’être transparent afin d’exprimer au plus près la pensée. La langue du philosophe serait ainsi définie comme

la langue, le Logos, la Logique de l’être, du Vrai du Bien du Beau, de l’Absolu, de l’Un : de cet Intelligible qui s’entend de soi-même dans son identité à soi et répond ainsi de soi à soi ; telle serait la langue des idées, la langue idéale, en idée, cette « grammaire pure », la langue de la science, non pas la langue qui dit la vérité mais le véridique se manifestant, se révélant, dont le philosophe parlant ne serait finalement que l’appariteur, le présentateur, le porte-parole qui s’esquive devant ce qu’il fait apparaître, le discours de la Chose même, en elle-même 20.

Cette langue entendue comme révélation du Vrai, dont la description au conditionnel suffit ici à pointer le caractère irréel, répond, selon Jean-Luc Nancy, à la « volonté philosophique d’un discours par excellence sans style 21 ». Or, la linguistique 22, l’analyse du discours et auparavant, la sémiotique saussurienne comme hjelmslévienne 23, de même que la philosophie elle-même 24 l’ont bien mis en évidence : une telle conception du langage comme simple véhicule de la pensée relève du mythe ou de la fiction. La langue dans laquelle est écrite la philosophie n’est pas extérieure à celle-ci et n’en est nullement le « déchet empirique 25 » ; elle en constitue la matière et la conditionne. Ainsi, comme le rappelle Frédéric Cossutta :

Quand bien même on suppose possible une réduction de la philosophie à certaines séquences démonstratives susceptibles d’être transposées dans le cadre des écritures symboliques de la logique formelle, il n’en reste pas moins que les philosophies s’élaborent dans l’épaisseur d’une langue 26.

Comprendre cette langue, dans les différents champs de détermination qu’elle admet (historiques, discursifs, interdiscursifs et pragmatiques, génériques, typologiques), et comprendre la façon dont s’articulent au sein de cette langue ces différentes déterminations constitue un véritable objet d’investigation, et un accès à la compréhension du discours philosophique. Frédéric Cossutta voit dans cette démarche la garantie de pouvoir s’abstraire autant que possible des systèmes mis en œuvre dans les textes philosophiques qui, « prisonniers de perspectives doctrinales singulières, […] ne peuvent penser dans sa généralité la question de la forme de l’expression du philosophique 27 ».

Nous proposons donc ici, à rebours de toute conception idéaliste, de prendre au sérieux cette langue de la philosophie, de tenter d’en comprendre les raisons d’être et les conditions de possibilité. On souhaite ainsi prêter l’oreille à ce que Patrice Maniglier qualifie, plus de trente ans après Luc Ferry et Alain Renaut et en en inversant la valeur axiologique, de « langage philosophique inouï », et dont il vante « l’inventivité stylistique 28 ». Car l’écriture philosophique de ce moment des années 1960 manifeste un tournant dans la façon de penser, de philosopher de ce (grand) dernier quart du xxe siècle, qui serait plus largement à réinscrire dans ce que l’on pourrait qualifier de « mutation » de la raison. Cette mutation de la raison ou du logos, à l’œuvre dans divers champs de la production sémiotique de l’époque, entre autres littéraire, musicale, chorégraphique 29, nous semble trouver dans le champ philosophique un lieu de manifestation particulièrement propice. En effet, selon Dominique Maingueneau et Frédéric Cossutta, la philosophie est « auto-constituante », c’est-à-dire propre à la fois à fonder « les conditions de légitimité de tout autre discours » mais aussi, à « expliciter les conditions de sa propre constitution » 30. Cette caractéristique implique qu’elle place en son cœur la question des conditions d’exercice de la raison 31. En outre, du fait de son inscription dans un contexte historique que François Dosse tient pour le « moment linguistique » de l’histoire des sciences humaines 32, cette philosophie des années 1960 a pour particularité de choisir une voie d’instauration déterminée par ce contexte : il s’agit en effet d’une reconfiguration radicale de la langue même dans laquelle elle s’écrit et des patrons textuels et discursifs auxquels elle recourt. On comprend dès lors à quel point cette philosophie peut constituer un témoin particulièrement précieux de cette mutation de la raison, qui plus est un objet de haut intérêt pour la stylistique et plus largement, pour toute approche intéressée par la matérialité de cette philosophie : le choix de ses modalités d’instauration implique en effet que se rejoignent thématisation et écriture, représenté et modalités de représentation – distinction précisément remise en cause dans ces textes.

Revenons enfin à la définition de cette « pensée 68 » ou « philosophie du moment des années 1960 ». Elle n’est en effet pas coextensive à la totalité de la production philosophique des années 1960 en France. Comme le rappellent dès l’ouverture de leur ouvrage Luc Ferry et Alain Renaut :

La philosophie française des années 1960 ne se réduit évidemment pas à ce que nous désignons ici comme la « pensée 68 ». Philosophiquement, les années soixante furent aussi marquées, pour ne citer qu’eux, par les ouvrages de P. Ricœur ou ceux d’E. Lévinas [sic], par la façon dont l’enseignement d’un J. Beaufret contribuait à acclimater en France la pensée de Heidegger, par le renouveau d’interrogations épistémologiques (G. Canguilhem, M. Serres et, ultérieurement, J. Bouveresse), ou encore par l’effort que poursuivait R. Aron pour ouvrir la philosophie aux exigences de la critique idéologique et de la théorie politique 33.

Réinscrite dans le panorama plus large de la philosophie qui lui est contemporaine, la « pensée 68 » est définie ensuite par les auteurs comme « une constellation d’œuvres chronologiquement proches de Mai, et, surtout, dont les auteurs se sont reconnu, le plus souvent explicitement, une parenté d’inspiration avec le mouvement 34 ». On a vu plus haut que c’est contre une telle définition et l’affiliation de cette pensée au cadre serré de mai 68 que la catégorie de « philosophie du moment des années 1960 » a été construite par Frédéric Worms 35. Jean-Luc Nancy, dans la note liminaire de L’Oubli de la philosophie, convoque un autre principe de rapprochement de ces « pensées au travail dans notre histoire récente et actuelle 36 » :

[J]e ne prétends pas qu’on puisse réunir en une synthèse anonyme des pensées qui sont toujours aussi de styles singuliers, et que leurs différences, voire leurs différends, font penser. Mais je tiens qu’il y a, dans ce partage des pensées et grâce à lui, quelque chose de commun, qui porte la marque de l’histoire, quelque chose qui est nôtre […] 37.

Ce « partage de pensées » est également mis en évidence par Juan Luis Gastaldi 38, qui, évoquant Discours, Figure, caractérise ce moment philosophique du tournant des années 1970 :

Discours, Figure fait partie de cette série d’ouvrages qui, vers la fin des années 1960 et le début des années 1970, s’inscrivent au sein de la pensée structuraliste pour la dépasser dans un mouvement auquel le nom de « poststructuralisme » ne rend pas tout à fait justice 39. Ce mouvement, dont les traits ne sont pas aisés à définir, tire son unité d’une certaine communauté de problèmes qui le place à l’écart des deux grands courants de la philosophie contemporaine (phénoménologie et philosophie analytique), ainsi que des références convoquées lors de la position et le traitement des problèmes (Nietzsche, Saussure, Freud…). Mais d’autre part, outre la diversité des styles qui le caractérise, il se signale par la multiplicité des terrains où il mène son labeur critique 40.

Dans chacun de ces cas, c’est une communauté discursive, historique, une communauté de références et de « problèmes 41 » qui est envisag

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Nombre de pages : 382
Langue : français
Paru le : 09/03/2022
EAN : 9782379242182
CLIL : 3133 Philosophie contemporaine
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×137 mm
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