Philosopher en relation
François Noudelmann
Le succès des idées d’Édouard Glissant, au début du xxie siècle, fait parfois oublier les exils et les solitudes vécus par cet écrivain. 
Le prix Renaudot lui apporta une célébrité à l’âge de 30 ans, pour son premier roman, La Lézarde,  paru en 1958, mais il se définissait avant tout comme un poète et  poursuivit une écriture exigeante. Sa pensée philosophique, formée  auprès de Bachelard, Wahl et Merleau-Ponty, ne lui ouvrit pas les portes  des universités françaises et c’est aux États-Unis qu’il passa la plus  grande partie de sa vie professionnelle. Le déferlement d’hommages lors  de sa mort, en 2011, venu de tous les bords politiques et culturels,  laisserait croire que Glissant fut soutenu par les institutions. Il n’en  est rien, et le récent classement de son œuvre comme trésor national  par le ministère de la Culture lui offre une reconnaissance tardive.
Lorsque je le rencontrai en 2002 pour réaliser  un premier entretien, Édouard Glissant vivait à l’écart. Il habitait à  Long Island City, en bordure de Manhattan qu’il appréciait peu, et il  passait ses nuits à écrire, dédaignant la vie sociale. L’université de  Louisiane qui l’avait fait venir aux États-Unis, une quinzaine d’années  avant, l’avait déçu, l’Institut qu’il avait créé à Fort-de-France ne  voulait plus de lui, et il avait trouvé refuge à CUNY, l’université  publique de New York. Il y enseignait la poésie à quelques étudiants  avertis et attendait les périodes de vacances pour retourner en  Martinique et à Paris dès que possible.
Latéral plus que marginal, Glissant assumait ses pas de côté, déjouant les antithèses convenues des idéologies en cours. 
Il  proposait toujours des tangentes : la relation plutôt que l’identité ou  l’altérité, la créolisation plutôt que la négritude ou l’universalisme,  l’archipel plutôt que le continent ou l’île… Une pensée qui valorise la  complexité et l’opacité prend le risque du malentendu et, de fait, le  contexte français prédisposait peu à une compréhension de ces idées  singulières. Associé aux luttes indépendantistes des années 1960,  Glissant resta considéré comme « un écrivain antillais », un auteur  communautaire. « On ne prend pas au sérieux un nègre qui pense »,  remarquait-il avec une lucidité amère, et il déplorait le confinement  exotique de ses essais dans les rayonnages dits francophones ou  ultramarins.
La mécompréhension de Glissant fut encore plus  manifeste aux États-Unis, pour des raisons inverses. Sa critique de  l’afrocentrisme, de la mythologie des racines et des identités  originelles allait à rebours des études afro-américaines qui  s’affirmaient alors dans les universités. Glissant consacrait certes une  part de ses œuvres à construire une histoire des peuples issus de la  Traite et de l’esclavage, mais il ne croyait pas aux recherches  généalogiques ni à l’identification des descendants d’esclaves aux  ancêtres et à la terre première. De surcroît, en dévouant son  enseignement à des poètes français ou, pire, à un écrivain tel que  Faulkner, héritier des esclavagistes du sud des États-Unis, il fut  suspecté de ne pas assumer son propre héritage.
Les études postcoloniales se développant dans  les années 1980, Glissant aurait pu y trouver un terrain d’élection,  tant sa pensée de la créolisation permet de refonder le langage des  multiplicités culturelles. Cependant les théoriciens américains prirent  leurs références chez Foucault, Deleuze, Irigaray et Kristeva plus que  chez Césaire, Fanon et Glissant. Et lorsque le courant postcolonial  arriva en France, il se nourrit de Spivak, Bhabha, Gilroy et Hall, non  de Glissant, laissé sur la plage de cet aller-retour transatlantique. Il  fallut attendre une série de colloques à New York University en 2009,  pour que sa pensée, grâce aux traductions, soit largement reconnue aux  États-Unis, de même qu’en France un colloque de la Sorbonne, en 1998,  avait enfin imposé l’écrivain, âgé de soixante-dix ans, dans le paysage  universitaire français.
La réception d’une œuvre et d’une pensée ne se  mesure sans doute pas à l’aune de ses reconnaissances institutionnelles.  Le relatif isolement de l’écrivain fut compensé par des éclaireurs de  longue date qui accompagnèrent son parcours – poètes, dramaturges,  romanciers, artistes, philosophes et spécialistes venus de tous les  pays. Son poème épique, Les Indes,  paru en 1956, fut aussitôt considéré comme un chef-d’œuvre par les  jeunes écrivains que fréquentait Glissant à Paris. En 1981, Le Discours antillais devint le grand texte de référence, après le courant de la négritude,  pour les intellectuels du monde caraïbe. Dans les années 1990, lors de  la parution de Poétique de la relation, les philosophes Deleuze, Guattari et Derrida furent les interlocuteurs réguliers du théoricien des identités nomades.
Aujourd’hui, cette pensée a traversé les  frontières disciplinaires et elle inspire des juristes, des pédagogues,  des anthropologues, des peintres et des musiciens. Le penseur des  archipels avait dessiné lui-même ce type de transmission qui passe par  des greffes et des métamorphoses, quitte à s’effacer derrière ses  concepts fugueurs. De fait, ces derniers ont développé leurs rhizomes  aussi bien en Europe qu’au Japon, en Tunisie ou en Amérique du Sud, la  notion de créolisation ne se réduisant pas aux territoires créoles. Les  continents eux-mêmes s’archipélisent selon cette « relation », pour peu  qu’on y révèle la multiplicité qui les a toujours composés. La pensée de  Glissant, formidablement actuelle, permet d’en comprendre, sans naïveté  ni surplomb, la dynamique et l’imprévisibilité.
S’il refusait le rôle d’un maître-penseur,  Glissant n’en aimait pas moins la discussion, voire la dispute. Dès son  plus jeune âge il avait constitué un groupe de réflexion poétique et  politique, Franc-Jeu, et il prononçait des discours en place publique.  La fondation de l’Institut martiniquais d’études, en 1967, puis de  l’Institut du Tout-Monde, en 2006, témoignent du désir de porter une  parole parmi le plus grand nombre et de la mettre à l’épreuve des  contradictions. Pour avoir mené pendant plusieurs années un séminaire  avec lui, 
je peux confirmer qu’Édouard Glissant préférait discuter  une pensée différente plutôt que d’entendre louer la sienne. L’entretien  était une forme de la relation qui, dans les meilleures situations,  permettait de « changer en échangeant », comme il se plaisait à le  répéter. Il rejetait les arguments d’autorité et souhaitait que la  discussion fût une véritable expérience. À cette fin, il cherchait à  briser les discours trop préparés, par exemple en m’imposant de partager  quelques ti-punchs avant le début des enregistrements. Il appréciait  les discours spéculatifs, mais restait toujours en prise avec le monde  qui va, proche et lointain. Glissant assumait joyeusement le libre cours  de sa pensée, faite d’éclairs d’intelligence et de plongées dans les  profondeurs du vécu.
Les six entretiens retranscrits dans ce volume portent principalement sur la réflexion philosophique de  Glissant. Ils sont suivis par des articles qui prolongent nos  discussions sur des enjeux théoriques (la transmission sans universel),  poétiques (les figures motrices de l’écriture) et politiques (l’Europe  depuis l’Afrique, les concurrences mémorielles, la comparaison entre la  Traite et la Shoah). Dans les traces et les échos de Glissant se  dessine, selon son expression, « une nouvelle région du monde », à la  fois un espace et une direction, une écoute et un appel.