Presses Universitaires de Vincennes

Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

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Collection Culture et Société
Nombre de pages : 304
Langue : français
Paru le : 05/08/2022
EAN : 9782379241789
Première édition
CLIL : 4093 Sociologie
Illustration(s) : Oui
Dimensions (Lxl) : 220×137 mm
Version papier
EAN : 9782379241789

Version numérique
EAN : 9782379241819

Mettre la ville en musique (Paris-Berlin)

En croisant sociologie de la culture, sociologie urbaine et sociologie des professions, Myrtille Picaud analyse les hiérarchies et les transformations des scènes musicales contemporaines de Paris et Berlin.

L’un des rares en sociologie de la musique à étudier ensemble les différents genres musicaux, cet ouvrage se distingue aussi en abordant cet objet à travers ses lieux, les salles de musique, et ses professionnel∙les, les programmatrices et programmateurs, qui sélectionnent les artistes. Il éclaire aussi la façon dont les phénomènes culturels contribuent aux dynamiques urbaines, en transformant les représentations et les fréquentations des différents quartiers de ces deux capitales. 

Auteur.ice.s : Picaud Myrtille

Introduction

Analyser les espaces musicaux de deux capitales Paris et Berlin : décentrer le regard

Objectiver la musique en ville : quantifier, cartographier, observer les salles

Plan de l’ouvrage                                                                                    

 

Chapitre 1.

La partition musicale de l’espace urbain                                  

Les centres musicaux de deux capitales contrastées           

Effets de lieu sur la labellisation musicale                                   

 

Chapitre 2.

Changer la ville en musique                                                          

Les chaises musicales ou comment trouver sa place

Donner sa ville en spectacle : la musique, un enjeu politique                                                                               

 

Chapitre 3.

Penser la plasticité des genres : l’espace des possibles musicaux                                             

Se défaire du genre : structures et oppositions de l’espace musical parisien                                                    

L’homologie imparfaite entre programmations et cadres d’écoute de la musique   

Traverser ou renforcer les frontières des territoires musicaux                                                                   

 

Chapitre 4.

L’inégal développement professionnel d’une fonction d’intermédiaire                                                 

Programmateurs et programmatrices : un groupe hétérogène                                                                    

À Paris, la « normalisation » des parcours                               

L’ouverture provisoire des possibles berlinois                        

 

Chapitre 5.

La programmation, entre production et réception ?     

Donner accès à la scène et sélectionner les publics           

Désintéressement et politisation des pratiques organisationnelles      

 

Chapitre 6.

Travailler l’international                                                               

Analyser la place d’une capitale dans l’espace musical international

Ressources économiques et intermédiaires relais de l’internationalisation   

L’internationale des réseaux des intermédiaires                   

 

Conclusion                                                                                              

Bibliographie générale                                                                     

Annexes                                                                                                  

Les variables de l’ACM                                                                       

 

Table des documents                                                                       Graphiques                                                                                            Figures                                                                                                     Cartes                                                                                                       Encadrés                                                                                                   

Au Berghain à Berlin, des personnes se déhanchent torse nu sur des beats électro pendant qu’à Paris d’autres ondoient dans la fosse du Bataclan, et que dans les philharmonies des deux villes des publics applaudissent l’orchestre qui vient de se produire. D’un lieu à l’autre, cet ouvrage interroge la façon dont les différentes salles de musique conditionnent nos façons d’écouter la musique et les hiérarchies entre genres musicaux. Il nous fait entrer dans les coulisses du travail de programmation, en étudiant la sélection des artistes qui montent sur scène. Qui sont les femmes et les hommes, qui œuvrent, le plus souvent dans l’ombre, à leur rencontre avec les publics ? De Paris et Berlin, la cartographie des scènes musicales contemporaines permet d’entrevoir le rôle des salles de musique dans les transformations urbaines des capitales, notamment les phénomènes inégaux de gentrification. En étudiant pour la première fois les salles de musique dans leur diversité, ce livre témoigne des enjeux artistiques, professionnels et urbains qui sous-tendent l’émergence de capitales musicales et leur reconnaissance à l’international.


Myrtille Picaud a soutenu sa thèse en 2017 à l’EHESS. Elle s’intéresse aux questions de démocratisation de la culture, aux répertoires culturels dans les mobilisations politiques, aux mutations urbaines et aux inégalités sociales et genrées. En 2021, elle est post-doctorante à l’Université Gustave Eiffel et associée au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés.


Introduction

Myrtille Picaud

 

Auditorium, club, squat, discothèque, cabaret, salle de concert, théâtre, caf-conc’, stades… Autant d’endroits où l’on peut apprécier de la musique live ou « vivante », offerte par des artistes à un public en attente de sensations, de rencontres et d’émotions esthétiques. Par-delà l’expérience commune de la musique, ces lieux renvoient à une grande diversité de cadres d’écoute et d’univers sociaux. Ici, on balance de la tête et on tape du pied en cadence, sirotant une bière. Là, on rugit son enthousiasme tout en frappant dans ses mains, on se rentre dedans violemment en se sautant dessus, on se déhanche au rythme du stroboscope, baignant dans des fumées éthérées et des corps transpirants. Ailleurs, confortablement assis·e en silence on s’adonne à des formes d’écoute intérieure. Certaines salles sont vastes et peuplées de fauteuils chatoyants, tandis que d’autres dégagent des effluves de mégots et d’alcool renversé. À côté des scènes se dressent des DJ booths (cabines). Certaines fosses accueillent les orchestres, d’autres, les danseurs et danseuses ondoyantes 1. Mais les scènes ne seraient rien sans leurs publics. Ils font partie intégrante du spectacle : gravissant les marches du grand escalier de l’Opéra Garnier, indifférents à la symphonie criarde des vendeurs et vendeuses de programmes ; patientant dans leur tenue d’apparat cuir, ou paillettes, piétinant la voie gelée qui mène au Berghain, la fameuse boîte de nuit berlinoise ; nichés autour de tables basses encombrées de ruineuses bouteilles dans les espaces VIP (very important person) de discothèques des beaux quartiers. Les amateurs et amatrices de musique offrent ainsi un tableau aussi différencié que les lieux qui les accueillent.

Ces images renvoient tant à des postures et des interactions qu’à des lieux. Il est probable qu’elles aient convoqué en chaque lectrice ou lecteur sa propre bande-son et ses propres souvenirs. Ces évocations auront le plus souvent fait correspondre des esthétiques particulières aux attitudes corporelles et aux types de salles mentionnées – pourtant, ces dernières lignes ne décrivaient pas précisément de contenu sonore proprement dit. Malgré cela, ces descriptions renvoient donc à des stéréo-types : à la musique classique ses grandes salles assises ; aux clubs les rythmes de la techno, etc. Quelle magie sociale opère ici, et ancre si fermement l’articulation entre musiques, lieux, comportements et groupes sociaux ?

En fonction des salles, des genres musicaux divers sont programmés : chanson, musiques classiques, électro, jazz, rock, punk, etc. Ces genres sont souvent envisagés comme des catégories bien définies. Ils renvoient à des modalités d’écoute pourtant peu étudiées : debout ou assis, en mouvement ou recueilli∙e en silence. À l’entracte, une flûte de champagne est sifflée, des bières sont renversées, parfois même on s’attable pour le spectacle, alors qu’ailleurs on s’embarque dans une transe traversée de substances psychoactives. Ces pratiques engagent des imaginaires propres à certains lieux : des boîtes de nuit huppées des Champs-Élysées aux clubs de jazz tamisés de Saint-Germain-des-Prés, en passant par les clubs en béton brut de Berlin-Est et leurs pulsations hypnotiques, les salles possèdent leur propre identité faite d’architectures, d’ambiances, de styles musicaux, mais aussi de publics différents.

Les salles de concert, les cafés-concerts, les boîtes de nuit apparaissent comme des espaces de mélange artistique, social ou encore sexuel. Derrière la façade festive des salles de musique, on oublie souvent qu’il existe des professionnel∙le∙s, sans qui la rencontre avec les musicien∙ne∙s et l’expérience divertissante n’aurait pas lieu. Y figurent notamment les programmateurs et programmatrices, qui sélectionnent les artistes se produisant sur scène. Le regard sur les salles de musique se porte rarement sur les coulisses de leur travail : on en sait peu sur les logiques qui président au choix artistique, de même que sur leur parcours professionnel. Pourtant, à l’heure où la chute de l’industrie du disque a replacé la musique « vivante » au cœur du marché musical, ces intermédiaires culturels jouent un rôle central.

Les ambiances et les sons orchestrés par les programmateurs et programmatrices dans leurs salles de concert participent à l’image de capitale culturelle des métropoles qui les abritent. Les villes résonnent ainsi à l’international, attirant de nouveaux et nouvelles habitant∙e∙s, des touristes, dont ces fameux easyjet-setters qui envahiraient Berlin le temps d’un week-end. L’offre musicale est elle-même le produit de circulations internationales d’artistes, puisque leurs tournées nourrissent les programmations locales. Au-delà du rayonnement à l’étranger, les salles de musique contribuent aux transformations des villes. Par exemple, qui n’a jamais entendu parler des « friches » culturelles, ces anciens lieux industriels qui accueillent des salles de concert en vogue, souvent dans des quartiers en rénovation ? Politiques culturelles et urbaines sont fortement liées. Alors que le poids des collectivités territoriales est croissant dans le soutien à la culture, les salles et leur localisation sont investies d’enjeux propres à l’animation et au développement économique des territoires. Elles participent à des politiques de régénération urbaine, favorisant la gentrification de quartiers populaires à travers le renouvellement de l’offre de loisirs. Les enjeux urbains se traduisent également dans les luttes musicales, « l’avant-garde » apparaissant comme inséparablement spatiale et artistique : il s’agit d’être là où ça bouge.

L’articulation entre catégorisations musicales, espaces urbains et mutations professionnelles chez les intermédiaires est peu étudiée alors même que ces trois dimensions sont fortement imbriquées dans la production des capitales culturelles. De Paris à Berlin, cet ouvrage étudie l’espace des salles de musique, quels que soient leur statut, leur taille ou les styles programmés. En faisant dialoguer trois approches sociologiques, de la culture, urbaine et des professions, cette recherche rend compte des transformations contemporaines des capitales allemande et française à travers leurs espaces musicaux. Trois questions sont posées. Quelle magie sociale permet d’articuler si étroitement musiques, lieux, genres musicaux et groupes sociaux ? De quels pouvoirs sont dotés les programmateurs et programmatrices dans le tissage de ces liens ? Quels rapports unissent musiques et villes, et comment s’en saisissent les acteurs publics et les intermédiaires culturels ?

Ces questions ont sous-tendu l’enquête sociologique menée entre 2012 et 2017 dans les salles de musique à Paris et Berlin. L’étude de ces deux villes permet d’examiner un espace musical relationnel où les intermédiaires ont une conscience plus ou moins aigüe les uns et des autres et sont contraints de se positionner au sein d’une offre concurrentielle, théoriquement relative à des publics communs. En outre, dans un contexte de « métropolisation » de la culture et de son instrumentalisation dans des stratégies politiques et économiques de revalorisation des territoires, la ville offre un cadre d’analyse pertinent. Ce ne sont donc pas seulement les salles de musique qui sont étudiées ici, mais plus particulièrement deux espaces musicaux, ancrés dans les histoires sociale, politique, économique et urbaine de Paris et de Berlin.

Analyser les espaces musicaux de deux capitales

L’espace musical d’une ville est un objet que de nombreuses disciplines sont susceptibles de se disputer : sociologie, économie, musicologie, science politique, urbanisme… Afin d’aborder un objet multiforme, à la croisée de plusieurs espaces sociaux, différentes entrées ont été privilégiées.

Premièrement, cet ouvrage s’intéresse non pas aux artistes, mais aux intermédiaires culturels, à leurs pratiques professionnelles et à leurs trajectoires. Contrairement aux théories qui avancent la fin de l’intermédiation avec l’arrivée de plateformes numériques, on souligne le rôle des intermédiaires dans la reconnaissance artistique et la construction du « talent » au sein de marchés du travail artistique dans lesquels la valeur des biens est incertaine 2. L’étude des programmateurs et programmatrices parisiennes et berlinoises éclaire la rencontre entre offre (artistes) et demande (publics). La façon dont cette rencontre varie selon les contextes urbains, économiques et politiques de chaque ville est mise au jour grâce à la comparaison franco-allemande. Les trajectoires socioprofessionnelles de programmateurs et programmatrices, leurs pratiques de travail (en collectif ou non) et le développement professionnel de cette activité jouent ainsi un rôle central dans la sélection musicale, c’est-à-dire les catégories d’artistes programmé∙e∙s et les musiques qui sont ensuite valorisées.

Deuxièmement, cet ouvrage revient sur la question désormais bien connue de la délimitation des catégories artistiques et des pratiques culturelles, en interrogeant les théories sur la distinction et l’éclectisme (ou l’omnivorisme) à la lumière des salles de musique. Si ces questions animent depuis de nombreuses années la sociologie de la culture, les préférences des publics qui y sont analysées sont rarement mises en relation avec les hiérarchies et les transformations des espaces musicaux considérés, ce à quoi s’attache cette recherche. Pour ce faire, cet ouvrage développe une approche nouvelle : étudier l’ensemble des salles de musique, quels que soient les genres musicaux écoutés. Cela permet de montrer que les manières d’entendre la musique live contribuent, d’une part, à la définition et à la hiérarchisation des catégories de genre musical, et d’autre part, à la division entre « art » et « loisirs ».

Finalement, cet ouvrage revient sur la manière dont l’espace musical d’une ville influe sur les transformations urbaines. À ce sujet, on retrouve les théories très contestables de Richard Florida 3 sur la ville créative, selon laquelle la vie culturelle d’une ville permettrait d’attirer les membres des classes supérieures (la « classe créative »), contribuant ainsi au développement écono­mique local. La fortune de ces théories témoigne des croyances fortes dans le lien entre activités culturelles et développement économique local. Pourtant, ces questions restent peu étudiées empiriquement, de même que le rôle de la culture dans la différenciation des espaces et l’accroissement des inégalités sociospatiales dans les grandes métropoles aujourd’hui. Cet ouvrage éclaire donc comment les salles de musique influent sur les représentations et les ambiances des quartiers urbains, et participent aux mutations telles que les phénomènes de gentrification. En retour, l’histoire urbaine des capitales se retraduit dans les hiérarchies musicales, par exemple dans la confusion entre « avant-gardes » artistiques et spatiales.

Aborder la musique par les intermédiaires et le live

Alors que de nombreuses recherches se sont concentrées sur les artistes, on a choisi d’étudier une catégorie d’intermédiaires culturel∙le∙s, les programmateurs et programmatrices – celles et ceux qui sélectionnent les artistes qui se produisent sur scène. Exception faite des analyses de Howard Becker 4 sur les chaînes de coopération dans les mondes de l’art ou de celles de Pierre Bourdieu sur les champs artistiques 5, ces intermédiaires étaient plutôt restés dans l’ombre. L’intérêt croissant pour les intermédiaires culturels, dans la musique comme le cinéma, le théâtre ou l’édition 6, découle sans doute de la professionnalisation croissante des activités artistiques et culturelles. Son développement conduit à l’expansion du groupe qui lie les espaces de production (artistes) et de réception (publics), de plus en plus nettement différenciés. Les formations universitaires conduisant à ces métiers se sont d’ailleurs multipliées, notamment en France 7.

Le terme d’intermédiaire souligne le rôle de « magiciens de l’homologie structurale 8 » qu’occupent ces professionnel∙le∙s, entre champs de production et de réception : ils seraient centraux dans l’homologie qui existerait entre l’espace social et l’espace des goûts et styles de vie. Il faut alors insister sur l’idée que les intermédiaires ne se révèlent pas une forme neutre de médiation entre deux écosystèmes, mais plutôt les artisans de la rencontre entre artistes et publics, à laquelle ils impriment leur marque. Plus qu’un maillon d’une « chaîne de coopération » qui rend l’œuvre possible, ils jouent un rôle central dans sa production et dans l’accès des artistes à la scène. S’ils font du gatekeeping 9 en gardant les portes de l’espace musical, leur travail produit aussi l’offre artistique. Il ne s’agit pas simplement de sélectionner, mais de positionner, de catégoriser, de traduire et rendre lisible l’offre pour les publics et les autres intermédiaires culturels, en particulier lorsqu’il s’agit d’artistes peu connu∙e∙s ou qui tournent principalement à l’étranger. Les circulations internationales des artistes résultent pour une grande partie du travail conjoint de toute une série d’intermédiaires : attaché∙e∙s de production, tourneurs et tourneuses, managers et manageuses, programmateurs et programmatrices.

La centralité de ces intermédiaires incite à étudier de plus près leurs pratiques professionnelles, comme l’ont récemment fait Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac 10 à propos des programmateurs et programmatrices de théâtre, musique et danse dans la région de la Loire. Mais il s’agit aussi de mieux comprendre ce que les programmatrices et programmateurs considèrent comme une « bonne » musique ou programmation, et ce afin d’éclairer les logiques sociales qui président à la définition de la valeur artistique et à la sélection musicale. L’analyse des trajectoires sociales de ces intermédiaires et des voies d’accès à une activité pour laquelle il n’existe pas de formation officielle témoigne de la diversité des parcours et de son influence sur la programmation. La sociologie des professions développée par Andrew Abbott 11 est utile afin de comprendre comment ce groupe professionnel, pourtant peu structuré, s’approprie des territoires de compétences (jurisdiction), dont la comparaison des espaces parisien et berlinois montre la variation selon les contextes historiques, économiques et politiques.

Il est d’autant plus intéressant d’étudier ces intermédiaires après l’effondrement des ventes de disques au début des années 2000 à la suite de l’expansion des échanges numériques, ce qui a complètement reconfiguré la place du live dans l’économie de la musique. Le chiffre d’affaires de l’industrie musicale dans le monde est passé de 25,1 milliards de dollars en 2002 à 15 milliards de dollars en 2015 12. Dans le même temps, le nombre d’intermittent·e·s du spectacle a crû, en particulier dans le secteur musical 13, et cela, plus rapidement que l’offre d’emploi dans le spectacle vivant. En effet, si le live a semblé constituer, selon un programmateur enquêté, « la poule aux œufs d’or » face à la chute des revenus de l’industrie du disque, l’événementiel représente peut-être un mirage, car la concentration des acteurs de la musique vivante et l’intégration verticale croissantes conduisent à une forte inégalité de la répartition des profits, d’où une dégradation de la situation économique des artistes. La crise sanitaire liée au virus du Covid-19 témoigne également de la fragilité de ce secteur.

Il n’empêche, le poids économique croissant du live a transformé son importance sociale 14. Jusqu’alors, le concert était essentiellement central pour les musiques dites « savantes », fortement soutenues financièrement par les pouvoirs publics. Dans d’autres musiques, une disjonction s’opérait entre les artistes qui vendaient le plus de disques et ceux qu’on entendaient dans les salles. Cette divergence a pu contribuer au développement de certains genres, en permettant leur écoute dans des salles lorsqu’ils n’étaient pas encore admis par l’industrie du disque, à l’instar du rap 15. Avec sa revalorisation économique, le live constitue un enjeu important et s’étend à des musiques qui initialement ne relevaient pas de cette loi, comme les DJ sets dans les clubs de musiques électroniques. La musique live reste pourtant singulièrement peu étudiée, comme le rappelle Simon Frith 16 qui lui consacre nombre de ses travaux. Or, étudier le live permet aussi d’observer la façon dont les catégories musicales sont définies par les professionnel∙le∙s, dans des espaces définis, avec leurs publics spécifiques.

Étudier les genres musicaux sans distinction

Le second parti pris de cette recherche a été d’analyser en­semble tous les styles musicaux, mais aussi la musique dite « vivante » dans tous ses contextes : des bars aux discothèques en passant par les auditoriums. Ce choix permet d’étudier les déterminants locaux, économiques, professionnels et urbains de la définition des genres musicaux et d’appréhender la construction des hiérarchies culturelles entre eux.

Ces questions ont beaucoup agité les recherches en sociologie de la culture, dans le sillage des travaux de Pierre Bourdieu 17 dans La Distinction, sur l’homologie entre position sociale et goûts et pratiques culturels. Au cours des années 1990, différents travaux sur l’omnivorisme ou l’éclectisme ont interrogé la recomposition des hiérarchies culturelles en s’appuyant sur l’écoute des différents genres musicaux 18. Aux classes supérieures, le mélange des genres opposés par l’échelle de la légitimité ; aux classes populaires, des usages plus univores. Si ces travaux ont été poursuivis par un nombre impressionnant de recherches 19 sur l’omnivorisme des publics, peu d’auteur∙e∙s étudient la consommation musicale dans des contextes locaux 20. De même, est rarement abordé l’ensemble des esthétiques musicales lorsque l’objet d’étude se concentre sur les professionnel∙le∙s ou les lieux de musique. Il existe quelques exceptions remarquables : l’ouvrage de l’anthropologue Ruth Finnegan 21 est centré sur les pratiques des personnes qui « musiquent » dans la ville anglaise de Milton Keynes, sans se focaliser sur l’esthétique ni la professionnalisation de l’activité. Quoiqu’ils et elle abordent le travail musical de différentes façons, on peut également citer les travaux d’Anne-Marie Green 22 sur les musicien∙ne∙s du métro parisien, de Morgan Jouvenet sur le rap, la techno et l’électro 23, ou encore de Marc Perrenoud sur les musicos 24, poursuivis avec Pierre Bataille sur les musicien∙ne∙s live en Suisse romande 25. Les recherches de Keith Negus 26 sur les professionnel∙le∙s de l’industrie du disque anglo-américaine témoignent quant à elles de la façon dont ils construisent les différents genres musicaux selon leurs logiques professionnelles propres, mais aussi des distinctions genrées, racialisées et de classe qui opposent les artistes.

Toutefois, ces recherches examinent le plus souvent des genres dits populaires ou des musiques dites « actuelles », selon la terminologie française, sans les confronter aux musiques « savantes » ou classiques. On peut y voir une grande difficulté à envisager ensemble techno, rap, musiques contemporaine ou lyrique. Ces mondes ont-ils quelque chose de commun ? Leur organisation professionnelle, les subventions qu’ils perçoivent, les lieux qui les accueillent – tout cela peut différer, sans que l’unité de l’espace musical n’en soit nécessairement niée. Au contraire, ces variations sont justement ici au cœur de l’analyse, sachant que la comparaison entre Paris et Berlin montre que la division entre musiques savantes et populaires n’est pas identique partout.

En outre, cet ouvrage propose de s’interroger sur la façon dont les catégories de genres musicaux sont structurées par les lieux de musique qui les accueillent, un enjeu qui est resté jusqu’à présent peu étudié. Ces lieux existent d’abord à travers leur architecture, leur ancrage géographique et leur visibilité dans la ville. Quelle place tient la musique dans nos paysages urbains d’aujourd’hui ?

Une approche sociospatiale du phénomène musical

Cet ouvrage étudie les lieux de musique à travers une approche de sociologie urbaine. Cela renvoie à leur matérialité, mais aussi à la façon dont ils sont influencés par les ambiances urbaines et les quartiers qui les accueillent, et dont ils transforment à leur tour ces espaces urbains.

La musique est très souvent associée à des lieux géographiques, notamment dans la désignation d’esthétiques particulières (la techno berlinoise, l’électro de Versailles ou le rap de la côte ouest états-unienne par exemple), en raison de l’origine de ses artistes, des lieux de production de cette musique ou des salles de concert emblématiques qui l’ont accueillie. Le concept de scène musicale a été utilisé par différent∙e∙s chercheur∙e∙s 27 pour désigner l’ensemble des artistes et intermédiaires d’un même genre musical et leur ancrage dans un ou plusieurs espaces urbains, lorsqu’il existe un essaimage géographique. Toutefois, les recherches sur les scènes musicales abordent rarement la façon dont les lieux de musique et leurs professionnel∙le∙s s’inscrivent dans les divisions socioéconomiques qui structurent les villes et les transformations qui touchent certaines d’entre elles : politiques de rénovation urbaine, gentrification, hausse

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Nombre de pages : 304
Langue : français
Paru le : 05/08/2022
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