Presses Universitaires de Vincennes

Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

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Collection Esthétiques hors cadre
Nombre de pages : 240
Langue : français
Paru le : 21/06/2022
EAN : 9782379242502
CLIL : 3655 Cinéma
Illustration(s) : Oui
Dimensions (Lxl) : 220×160 mm
Version papier
EAN : 9782379242502

Version numérique
EAN : 9782379242533

L’art documentaire et politique contemporain

Cet ouvrage collectif questionne l’évolution du documentaire de création à consonance politique en ce début de XXIe siècle à travers l’analyse d’un grand nombre d’œuvres proposant de nouvelles formes d’engagement.
Divers tant dans leurs modes de production que dans leurs propositions esthétiques, les documentaires politiques analysés dans l’ouvrage proposent de nouvelles formes d’engagement qui les inscrivent de facto dans la longue tradition du cinéma à vocation politique. Douze textes et trois rencontres avec des cinéastes (Maria Kourkouta, Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, Mila Turajlic) répartis en trois parties respectivement axées sur la parole politique, le déracinement de populations et des processus d’appropriation d’images et de sons, s’emploient ainsi à démontrer la grande vitalité de l’art documentaire qui, à défaut de changer le monde, l’inscrit et le réfléchit. Ouvrage publié grâce au soutien de la Maison des Sciences de l’Homme en Bretagne (université Rennes 2), du laboratoire HCTI (université de Bretagne Occidentale) et de l’Institut ACTE (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).

Remerciements                                                                                               

Introduction

Antony Fiant et Isabelle Le Corff 

 

1. La parole politique et ses alternatives

Cultiver la terre comme on défend une cause : à propos de 125 hectares de Florence Lazar

Aline Caillet                                                    

De l’épuisement du lieu dans Paysage ordinaire de Damien Monnier

Isabelle Le Corff                                                

Fonction politique de deux installations de Wang Bing

Antony Fiant                                                   

La Syrie en images : de la banalisation de l’horreur à l’horreur du banal

Dork Zabunyan                                                

Rencontre avec Maria Kourkouta

Eux qui traversent les frontières


2. Au cœur du déracinement

Déracinement et reconstruction du souvenir dans L’Image manquante et Exil de Rithy Panh

Adrien-Gabriel Bouché                                           

Overseas de Sung-A Yoon : une préparation à l’exil

Cécile Ibarra                                                   

Personnes sans identité : documentaires hospitaliers pour ceux qui demeurent

Jacopo Rasmi                                                  

Désanctuariser le cinéma. Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval : les chantiers post-documentaires

Robert Bonamy                                                 

 Rencontre avec Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval

Restituer une visibilité

 

3. Processus d’appropriation : données, traces, archives

Documenter in absentia : devenirs numériques de la rencontre documentaire

Camille Bui                                                    

Jean-Gabriel Périot et l’art délicat de l’archive

Bruno Élisabeth                                                

De la trace du réel à l’indice d’une réalité : les enjeux d’un paradigme indiciaire à l’ère du big data

Aline Caillet                                                    

« Art forensique » et « paradigme indiciaire »

Judith Michalet                                                 

Rencontre avec Mila Turajlić

Le secret derrière la porte                     


Bibliographie                                                                                                    

Les auteur·rice·s

Avec l’avènement du numérique au XXIe siècle, l’art documentaire a, comme tant d’autres domaines, subi de très profondes transformations et se décline désormais dans différents lieux et sous divers formats, allant de la salle de cinéma aux plateformes du web en passant par les musées ou les galeries.

Le présent ouvrage porte un regard sur cette évolution récente du documentaire de création à consonance politique. L’analyse d’un grand nombre d’œuvres, diverses tant dans leurs modes de production que dans leurs propositions esthétiques, y révèle un profond renouvellement des pratiques et des formes artistiques qui ont en commun des modalités inédites d’engagement.

Douze textes et trois rencontres avec des cinéastes (Maria Kourkouta, Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, Mila Turajlic), organisés en trois parties – respectivement axées sur la parole politique, le déracinement et l’exil, les processus d’appropriation d’images et de sons produits par d’autres – démontrent la grande vitalité de l’art documentaire qui, à défaut de changer le monde, l’inscrit et le réfléchit.

 

Antony Fiant et Isabelle Le Corff sont professeurs en études cinématographiques, respectivement à l’Université Rennes 2 et à l’Université de Bretagne occidentale à Brest.

Avec l’avènement du numérique au xxie siècle, l’art documen­taire a, comme tant d’autres domaines, subi de très profondes transformations. En dehors de ses lieux de diffusion traditionnels que sont les salles de cinéma (celles de la distribution classique mais aussi celles des nombreux festivals qui lui sont dédiés) et la télévision (dans les rares cases qu’elle lui accorde encore), le documentaire est désormais omniprésent dans les espaces les plus divers de la création artistique, décliné sur les plateformes du web, dans les musées et les galeries, ou encore dans les arts de la scène. Un certain nombre de travaux importants sur les rapports entre art documentaire et politique ont été menés ces vingt dernières années, simultanément à la transition numérique, prenant le risque d’avancer des hypothèses sans le recul généralement nécessaire à toute théorisation, se fondant sur des propositions risquant d’être contredites par de constantes et rapides évolutions technologiques. Aussi peut-on reprendre le constat dressé par Aline Caillet et Frédéric Pouillaude dans l’introduction du collectif qu’ils ont co-dirigé, Un art documentaire. Enjeux esthétiques, politiques et éthiques1. Si cet ouvrage vise à cerner tout ce qui en art aujourd’hui relève de l’appellation « documentaire », sans restriction aux visées politiques, les deux auteurs constatent dans leur introduction un « déficit de théorisation et d’approches croisées » qui nous concerne également. Ce déficit est situé du côté de l’histoire et de la théorie des arts mais aussi du côté de l’esthétique et de la philosophie de l’art.

Sans prétendre à un état de l’art sur la question, signalons que d’autres ouvrages se sont révélés importants dans notre perspective, parmi lesquels : celui de Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique. De l’art contemporain au documentaire2, qui adopte une position polémique en fustigeant la supposée incapacité de l’art contemporain à se faire l’écho de situations politiques avec des œuvres idéologiquement faibles, contrairement au film et à la photographie documentaires, considérés comme les seuls relais possibles d’un art politique ; l’ouvrage collectif dirigé par Nicole Brenez et Bidhan Jacobs, Le Cinéma critique. De l’argentique au numérique, voies et formes de l’objection visuelle3, qui se penche sur la manière dont, au tournant du xxie siècle, les artistes s’emparent de nouveaux outils pour « transférer, hybrider, tresser les supports d’images » dans une perspective critique ; le collectif dirigé par Lucie Kempf et Tania Moguilevskaia, Le Théâtre néo-documentaire, résurgence ou réinvention ?4, qui interroge, à travers plusieurs études et témoignages d’artistes, le renouveau du théâtre dit « documentaire » permis dès les années 1990 par la transition numérique ; celui d’Aline Caillet, Dispositifs critiques. Le documentaire, du cinéma aux arts visuels5, qui étudie et théorise l’évolution du registre documentaire dans les années 2000-2010 et son hybridation vers les arts visuels et ceux de la scène.

Le programme de recherche « Art documentaire et politique à l’ère du numérique » (DOPONUM)6, labellisé par la Maison des Sciences de l’Homme en Bretagne (MSHB) sur la période 2018-2020 et dont les principaux travaux sont ici réunis, mesure la portée politique de tels changements et analyse l’évolution d’un art documentaire par définition enclin aux propositions formelles et animé de questions politiques nouvelles ou plus anciennes. Pour cela, le programme prend en considération aussi bien les pratiques que les techniques, les processus de création que les œuvres, tout en interrogeant les liens entre cette prolifération et une ambition artistique qui renouvelle les rapports entre arts et politique.

Afin de mesurer la portée de ces changements, deux axes sont à privilégier : un premier relatif aux nouvelles pratiques impliquées par les techniques numériques, un second sur les conséquences esthétiques induites par l’utilisation de technologies légères et mobiles. Ces deux axes s’entremêlent grandement dans les textes et entretiens qui constituent le présent ouvrage, sans que l’approche des œuvres puisse s’y réduire tant celles-ci convoquent d’autres champs – historique, sociologique, économique, philosophique, éthique –, pour dessiner in fine un regard sur le monde visant à dévoiler ce que le terme de « politique » désigne en tout premier lieu : l’organisation des sociétés.

Dans le premier chapitre de l’essai Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Jacques Rancière prend appui sur la peinture, le théâtre et la danse pour désigner :

[…] trois formes de partage du sensible structurant la manière dont des arts peuvent être perçus et pensés comme arts et comme formes d’inscription du sens de la communauté. Ces formes définissent la manière dont des œuvres ou performances « font de la politique », quels que soient par ailleurs les intentions qui y président, les modes d’insertion sociaux des artistes ou la façon dont les formes artistiques réfléchissent les structures ou les mouvements sociaux7

L’art documentaire, dans ses déclinaisons politiques contemporaines, tend fortement – le présent ouvrage tente de le démontrer – vers ces trois formes de partage du sensible dans sa propension à inscrire et réfléchir le monde : ses dérégulations, sa dysharmonie, ses injustices, ses violences, bref, son chaos.

Pour interroger, en termes politiques, l’évolution des repré­sentations documentaires du monde contemporain – lesquelles incarnent un véritable contre-pouvoir aux médias traditionnels et si influents, leur opposant, pour poursuivre avec Rancière, « des positions et des mouvements des corps, des fonctions de la parole, des répartitions du visible et de l’invisible8 » –, il apparaît nécessaire de tisser des liens étroits entre les disciplines, ce dont témoigne ce livre qui regroupe chercheurs confirmés et doctorants venus d’horizons variés. Aborder les relations entre l’art documentaire et la politique met en évidence, à l’ère du numérique, le profond renouvellement des pratiques et des formes artistiques diversement et, plus ou moins ouvertement, « engagées ». Ces pratiques, renouvelées par l’usage de nouvelles techniques et de nouveaux outils, ont donc logiquement été interrogées : la mobilité, l’accessibilité et la performance des appareils de prise de son et de vue, tout comme la possibilité de montage et de post-production sur des appareils domestiques, changent incontestablement la donne, imposant au passage une mise en perspective historique (l’avènement du cinéma direct dans les années 1960 ou celui de la vidéo dans les années 1970). On peut dès lors s’interroger : comment ces nouvelles technologies, en apparence plus faciles d’accès, tant en termes de coût que de maniabilité, contribuent-elles à un geste tout à la fois artistique et politique ? Le numérique implique-t-il une réelle démocratisation de ce geste ? De là, une orientation esthétique s’est imposée : quelles formes résultent de la confrontation entre l’artiste et le monde d’aujourd’hui ? Le monde d’hier n’est-il pas tout aussi concerné, notamment par ce que l’on a nommé le « remploi » d’images dites d’« archive », dont le numérique facilite l’accès et la manipulation ? Quelles conséquences esthétiques sont induites par l’utilisation de technologies légères et mobiles ? Autant de questions qui traversent ici notre réflexion pour comprendre – à travers les choix formels convoqués pour représenter le monde contemporain, ses sociétés, ses communautés, ses peuples ou encore ses laissés-pour-compte – ce qui se joue entre art documentaire et politique.

Trois grandes parties sont ici déclinées. La première, « La parole politique et ses alternatives », vise à observer la manière dont l’art documentaire politique contemporain réitère un geste intrinsèque à toute forme d’engagement – celui du recueil de la parole (revendicative, dénonciatrice ou encore vindicative) –, tout en trouvant dans certains cas les moyens de s’en dispenser : quatre textes, suivis d’une rencontre, portent ici sur des films oscillant – parfois au sein du même film – entre la mise en scène de la parole (comme aime à le rappeler Jean-Louis Comolli, « [l]a parole, quand elle est filmée, porte le dedans du sujet à s’aventurer dans un dehors collectif, social, politique9 ») et la mise en retrait délibérée de celle-ci.

Aline Caillet consacre ainsi une analyse au film de l’artiste Florence Lazar, 125 hectares (2019), entièrement articulé autour du corps d’une ouvrière agricole au travail dont émane une cinglante parole politique : constitué d’une seule séquence, le documentaire est tourné dans le Nord de la Martinique. L’artiste, coutumière des dispositifs privilégiant la parole politique, y filme et écoute Véronique Montjean témoignant de l’histoire de l’occupation illicite d’une terre agricole par un collectif d’agriculteurs depuis 1983. Puis l’étude d’Isabelle Le Corff, partant du constat que le monde paysan subit de profondes mutations en France comme partout ailleurs et que l’art documentaire s’en est emparé, s’appuie sur La Jungle plate (Johan van der Keuken, 1978) et Il a plu sur le grand paysage (Jean-Jacques Andrien, 2012) pour analyser Paysage ordinaire (2019), dans lequel Damien Monnier donne la parole aux divers occupants – de 1958 à nos jours – d’une ferme située dans le Morbihan : tandis que la modernisation technique transforme les espaces et qu’une agriculture productiviste bouleverse les modes de vie des populations, la consommation des énergies fossiles et des énergies renouvelables est un enjeu politique et écologique crucial dans l’exploitation des ressources de la terre. Pris dans l’engrenage de leurs investissements et de leurs endettements, les agriculteurs disent leur sentiment d’abandon. La parole, également relayée par un narrateur présent à l’écran, égrène, en les listant, les rapides transformations des lieux et des pratiques dans une économie mondialisée qui engendre à la fois de profondes mutations du métier d’agriculteur et une crise environnementale.

Antony Fiant – considérant tout à la fois méthodes de tournage adoptées, partis pris esthétiques et dramaturgiques, propos tenus et modes de diffusion – s’interroge sur la fonction politique de deux installations vidéo du documentariste chinois Wang Bing qui entretiennent un rapport opposé à la parole : 15 Hours (2017), entièrement dévolue à l’observation sur une journée de travail d’ouvriers d’un atelier de textile, et Beauty Lives in Freedom (2018) qui recueille, quant à elle, le long témoignage d’un dissident politique chinois, Gao Ertai, exilé aux États-Unis. Comme s’il n’y avait plus de mots pour décrire l’atrocité d’une guerre, il n’est plus tellement question de parole dans le texte « La Syrie en images : de la banalisation de l’horreur à l’horreur du banal » : Dork Zabunyan y postule qu’un dépassement de l’imagerie-choc appliquée par les médias au conflit syrien depuis une dizaine d’années n’appelle pas forcément un basculement dans les avatars de l’irreprésentable au risque de voir disparaître le peuple syrien – lequel, si l’on veut bien y prêter attention, œuvre précisément à sa propre représentation et, par-delà, à sa propre dignité en ayant recours à l’outil numérique. Enfin, la rencontre avec Maria Kourkouta autour de son film co-signé avec Niki Giannari Des spectres hantent l’Europe (2016), qui ponctue cette première partie, est éloquente à plus d’un titre. On y mesure en effet l’engagement de la cinéaste qui filme le camp d’Idoméni, dans le Nord de la Grèce, où sont bloqués plus de 15 000 réfugiés : liée à une profonde réflexion sur le cinéma, l’esthétique poétique du documentaire dépeint avec justesse, d’une part, la distance nécessaire entre filmeurs et filmés d’où surgit régulièrement une parole politique et, d’autre part, les corps en attente et muets des réfugiés.

Les quatre textes de la seconde partie du livre, « Au cœur du déracinement », issus de la journée d’étude « Du déracinement à la reconstruction : formes documentaires de la migration », questionnent la manière dont l’art documentaire, loin du traitement médiatique usuel, rend compte d’un fait politique majeur et incontournable de notre époque : celui des migrations de populations à l’échelle mondiale, de tous âges et de toutes conditions, pour des raisons politiques, économiques et/ou environnementales. Si nombre de documentaires consacrés à ce sujet montrent des migrants en transit sur le chemin de l’exil ou dans des camps aux statuts divers, plus rares sont ceux qui se focalisent sur les phases du déracinement ou de la reconstruction. La première semble privilégiée pour déterminer les causes de la migration, la seconde celle de ses conséquences ou de sa finalité. Le déracinement est moins filmé pour lui-même qu’il ne fait l’objet de récits au passé, de souvenirs, de réminiscences, ou encore de retours sur les lieux originels de la migration, parfois sous la forme de songes. Parler de « reconstruction » pourrait sembler déplacé quand on connaît l’issue dramatique de nombreuses migrations contemporaines – notamment en mer Méditerranée, d’autant qu’elle apparaît le plus souvent comme incertaine ou provisoire. Cependant, des artistes ont pu, sans verser pour autant dans l’optimisme à tout crin, témoigner de situations où des migrants se reconstruisent, au prix de nombreuses vicissitudes, d’errances et de recommencements, pour entamer une nouvelle vie conditionnée par l’insertion sociale et économique. Comment représenter l’origine d’un mouvement migratoire ? Comment dire l’arrachement ? Comment rendre compte d’une hypothétique reconstruction ?

Le premier des textes réunis dans cette seconde partie a pour particularité de traiter de films évoquant un fait historique – le génocide perpétré par les Khmers rouges au Cambodge entre 1975 et 1979 – et non un événement contemporain : L’Image manquante (2013) et Exil (2016) de Rithy Panh sont ici considérés par Adrien-Gabriel Bouché comme un diptyque, les deux parties d’une seule et même réflexion liée à la notion de « souvenir ». L’auteur met en évidence, via une approche esthétique de ces deux œuvres, la façon dont Rithy Panh déracine et reconstruit la mémoire, collective mais surtout personnelle, pour tenter de (re)donner vie au passé vécu, à l’infilmé, et parfois à l’indicible. Cécile Ibarra, quant à elle, concentre son analyse – à partir du film de Sung-A Yoon Overseas (2019), exploration du système de formation institutionnalisé de la main-d’œuvre domestique philippine – sur la phase qui précède l’exil : cette phase qui certes témoigne des déclencheurs du départ mais qui révèle aussi les conditions d’arrachement qu’elle génère, en ayant recours à la mise en situation, par le biais de saynètes et de jeux de rôles.

Par l’évocation de trois films qui constituent autant de demeures où des réfugiés tentent de redonner un sens à leur vie – La Vie de château (Frédérique Devillez, 2007), Gladeema (Djamila Daddi-Haddoun et Fabien Fischer, 2016) et Le Bel Été (Pierre Creton, 2019) –, Jacopo Rasmi focalise notre attention sur les capacités des films documentaires contemporains consacrés aux questions migratoires à traiter du déracinement des peuples : il concentre son analyse, d’une part, sur les situations qui précèdent le déplacement et, d’autre part, sur les espaces-temps, les tensions et les fabulations qui lui font suite. Puis Robert Bonamy, dans son texte « Désanctuariser le cinéma. Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval : les chantiers post-documentaires », insiste sur la méthode « en bobines » désormais utilisée par ces deux cinéastes. Il procède à l’analyse d’un fragment de travail où la lande, désormais zone de renaturation sanctuarisée, devient un texte écrit sur les images et désormais chanté, comme par invocations : les migrants y sont soumis, notamment par le démantèlement de la ville brouillon, à la répétition mélancolique du déracinement. À sa suite, notre rencontre avec Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval eux-mêmes, « Restituer une visibilité », éclaire la manière dont les deux cinéastes s’emparent des caméras numériques pour filmer le réel de la Jungle de Calais au présent sans se laisser prendre par l’immédiateté de l’actualité, générant ce qu’ils nomment de la « fiction de cinéma ». Les petites caméras permettent, disent-ils, de dépasser la frontière entre documentaire et fiction. Faisant dialoguer l’histoire et la réalité contemporaine, L’Héroïque Lande explore la place et la nature mêmes des images des habitants de la Jungle – véritables déracinés qui, confrontés à l’injustice humaine, composent un ensemble sensible et politique : le film offre au spectateur la possibilité d’entrer, par ces présences et ces paroles, dans un grand récit, vers d’autres imaginaires.

La troisième partie, « Processus d’appropriation : données, traces, archives », regroupe enfin quatre textes qui prennent pour objet des films et des démarches reposant sur un matériau préexistant, collecté, afin de lui donner une forme nouvelle et souvent d’en détourner la vocation politique initiale. Comme pour la parole, c’est là un geste récurrent dans l’histoire de l’art documentaire à consonance politique : de Dziga Vertov à Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian, d’Alain Resnais à Sergei Loznitsa en passant par Chris Marker ou Andrei Ujică, de très nombreux cinéastes ont fait montre d’une grande inventivité à partir d’images tournées par d’autres. Seulement, on observe en ce début de siècle une diversification des sources utilisées, l’acte d’appropriation ne se limitant plus aux images (fixes ou mouvantes) dites d’archives ou bien redéfinissant celles-ci. C’est que, comme l’écrit Muriel Pic :

Le montage documentaire est étroitement lié aux progrès techniques et technologiques : de l’entrée de la reproductibilité technique dans le paysage culturel de la fin du xixe siècle à la digitalisation massive de l’époque contemporaine, les innovations introduites donnent à l’art de nouvelles possibilités de montage et fournissent de nouveaux moyens d’accéder à l’archive10.

Précisément, cette digitalisation a non seulement permis la diversification des sources mais aussi facilité leur accès et leur manipulation, donc leur appropriation.

Camille Bui s’intéresse ainsi aux démarches cinémato­graphiques d’appropriation de matériaux issus d’internet dans la création documentaire : en rapprochant la figure du cinéaste de celle du DJ ou du programmeur, elle propose un nouveau portrait de cinéaste documentaire qui, se démarquant de son confrère du cinéma direct, crée à partir de la sélection et de l’insertion d’images qu’il n’a pas initiées. Elle évoque ici trois cas d’enquêtes dans et par les images des autres, à travers un corpus de films brésiliens et québécois qui ont en commun d’avoir été montés à partir d’images et de sons provenant de différents dispositifs. Bruno Élisabeth, de son côté, interroge, tant d’un point de vue plastique que théorique, l’art délicat de l’archive mené par Jean-Gabriel Périot dans lequel celui-ci exprime ses convictions politiques à la frontière du cinéma expérimental et du documentaire de création : à partir d’un corpus de dix courts-métrages ayant recours aux archives les plus diverses, l’auteur situe l’approche documentaire du réalisateur dans une esthétique du film-tract qui n’est pas sans rappeler une certaine tradition du documentaire politique.

Quant aux textes d’Aline Caillet et de Judith Michalet, ils se démarquent par leur approche théorique du paradigme indiciaire, conceptualisé par Carlo Ginzburg, en appliquant cette notion à la recherche documentaire à l’ère numérique : comment décrire et analyser de telles pratiques enquêtrices à l’ère numérique ? Le paradigme indiciaire n’offrirait-il pas les ressources pour penser ces méthodes fondées in fine sur la lecture d’indices et leur interprétation ? Cette dernière partie se clôt enfin, tout comme les précédentes, par une rencontre – « Le secret derrière la porte » – avec la réalisatrice Mila Turajlić dont le film L’Envers d’une histoire (2017) relate l’effondrement de l’ex-Yougoslavie à travers le récit plus intime d’une femme professeure d’université qui n’est autre que sa mère. Mila Turajlić évoque, notamment, sa passion pour les documents d’archives : elle interroge cette matière et contribue à redéfinir celle-ci dans le cadre de la création documentaire – les approches narratives étant cruciales dans la construction d’une mémoire collective des territoires modifiés au cours de l’histoire.

Aussi multiples et diverses soient-elles, les déclinaisons des liens entre art documentaire et politique à l’ère du numérique évoquées dans les études et les rencontres ici présentées ne prétendent bien sûr pas couvrir l’intégralité d’un terrain gigantesque et en perpétuelle mutation. Plus modestement, ces contributions tentent de mettre en évidence, et à l’honneur, des œuvres à la croisée de la proposition artistique et du regard politique sur le monde : entre crise écologique, phénomènes migratoires ou encore violences policières, si le constat opéré est pour le moins désolant, elles nous disent au moins que toute vigilance n’a pas disparu. L’art documentaire veille.

1. Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.), Un art documentaire. Enjeux esthétiques, politiques et éthiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Æsthetica », 2017.


2. Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique. De l’art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion, 2004.


3. Nicole Brenez et Bidhan Jacobs, Le Cinéma critique. De l’argentique au numérique, voies et formes de l’objection visuelle, Paris, Publications de la Sorbonne, « Histo. Art », 2010.


4. Lucie Kempf et Tania Moguilevskaia, Le Théâtre néo-documentaire, résurgence ou réinvention ?, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2013.


5. Aline Caillet, Dispositifs critiques. Le documentaire, du cinéma aux arts visuels, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Arts contemporains », 2014.


6. Ce programme a tout d’abord donné lieu à la participation à un colloque international, « Le documentaire élargi : extensions, déplacements et reconfigurations », organisé par Aline Caillet et Judith Michalet (Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Jane M. Gaines (Columbia University, New York), Antony Fiant (Rennes 2), Evgenia Giannouri, Martin Goutte et Guillaume Soulez (Paris 3-Sorbonne Nouvelle) au Columbia Global Center (Paris) les 28 et 29 mai 2019. Il s’est prolongé par une première journée d’étude, « Documenter le monde paysan contemporain : enjeux politiques et écologiques », organisée par Antony Fiant (Rennes 2) et Isabelle Le Corff (université de Bretagne Occidentale) à l’université de Bretagne Occidentale (Brest) le 4 octobre 2019, et par une seconde journée d’étude, « Du déracinement à la reconstruction : formes documentaires de la migration », organisée par Françoise Dubosquet (Rennes 2), Antony Fiant (Rennes 2), Miloud Gharrafi (Lyon 3) et Dominique Maliesky (Sciences Po Rennes) à la MSHB de Rennes le 16 octobre 2020.


7. Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 16..


8. Ibid., p. 25.


9. Jean-Louis Comolli, Une certaine tendance du cinéma documentaire, Lagrasse, Verdier, 2021, p. 78.


10. Muriel Pic, « Présentation », Critique, no 879-880 (« Faire collecte »), août-septembre 2020, p. 597.

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