Presses Universitaires de Vincennes

Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

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Collection La Philosophie hors de soi
Nombre de pages : 130
Langue : français
Paru le : 10/05/2015
EAN : 9782842924294
Première édition
CLIL : 3668 Histoire de l’art, études
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×137 mm
Version papier
EAN : 9782842924294

Version numérique
EAN : 9782842928773

Éclats de temps

Musique, danse, peinture, poésie

Les temps de la création et de la réception des œuvres d’art ne coïncide jamais avec celle du quotidien. Le plaisir, le questionnement, l’émerveillement, tient à une expérience singulière d’instants marquants.

Christian Doumet
« Pire qu’un événement »

I. Temporalités bouleversées

Jean-Michel Rey
Un certain retard

Laurent Zimmermann
La littérature comme fantôme

II. Le jeu des œuvres

Jérôme Game
Hubert Lucot ou l’écriture de la durée

Martine Créac’h
Franck Venaille dans les souterrains d’Allemonde : questions de temps

III. Les temps des œuvres

Christian Doumet
En partant d’une fausse citation de Pierre Jean Jouve sur Wozzeck

Estelle Jacoby
Le temps feuilleté de la danse

IV. Un temps après le temps

Laure Coret
Écrire après

Françoise Davoine
La folie d’Aby Warburg, une recherche : de la forme survivante à l’art de la survie


Notices

Certaines œuvres – de Van Gogh, de Rimbaud, d’Antonin Artaud, de Lucinda Childs – font irruption dans l’histoire à la manière d’un coup de tonnerre, ou d’un éclat de temps. Il s’agit à chaque fois de rompre avec un monde constitué pour en créer d’inconnus, et le mot d’« esthétique » ne suffit pas à rendre compte de ce qui soudain affecte l’ordre du temps. Il faut s’attacher alors à considérer cette rupture elle-même, sa puissance de diffraction, de démultiplication, ses éclats.

Partant de Pierre Reverdy, de Pierre Jean Jouve, de Franck Venaille ou d’Aby Warburg, les analyses ici rassemblées explorent cette substance complexe, striée, somme toute insaisissable qui nous constitue pour un temps : celui de la lecture, de la contemplation, de l’audition. Et si nous reconnaissons volontiers dans cette substance une part enfouie de notre essence, c’est qu’elle renoue en profondeur avec la discontinuité même de notre être-au-monde.


Christian Doumet, professeur de littérature française à l’université Paris 8 et membre de l’Institut universitaire de France, a publié des fictions, des livres de poèmes, des essais sur la musique et sur la poésie.

Laurent Zimmermann, maître de conférences à l’université Paris 7 Denis-Diderot, directeur de la revue Textuel et membre du comité de rédaction de la revue Po&sie, est spécialiste de poésie et de théorie littéraire.

« Pire qu’un événement »

Christian Doumet

Dans une longue et admirable analyse partagée entre philosophie et mathématiques, Jean-Toussaint Desanti tenta un jour de rendre compte d’un événement décisif à maints égards dans le cours de sa vie : l’arrestation des enfants juifs, à laquelle il lui fut donné d’assister un matin de juillet 1942, place du Panthéon à Paris. « Ce jour-là j’avoue avoir entendu cette voix lointaine que je croyais enterrée : c’était un désir de meurtre ; tuer, tuer, non pour punir, ni pour venger mais afin seulement que cela se sache que tout n’est pas permis contre des innocents1. » Entendre une voix est peut-être le signe. L’un des signes possibles. Mais peu importe, au fond, la manière dont on est soudain saisi : seule compte la violence d’un coup porté à la consistance du sujet, et de cet arrêt qui vient fendre le temps. Les réflexions auxquelles aboutit, chez Desanti, l’analyse engagée par un tel saisissement concernent les ruptures et les discontinuités temporelles dans leur plus grande généralité. Et c’est en quoi elles nous importent, au seuil d’un ensemble d’études qui ont pour thème le temps non linéaire.

Le problème que pose Desanti tient à la cohabitation apparemment pacifique de deux temporalités incompatibles : celle de la durée continue, et celle de l’acte projeté (celui du meurtre), destiné à la rompre. Nulle lacune, en effet, dans le cours du temps, pour celui qui assiste à la rafle des enfants. Aucune rupture objective dans son existence : tout pourrait continuer comme si de rien n’était. « Il reste cependant que “quelque chose”, qui se passe dans le monde et selon son cours, inscrit le sujet dans le présent avec cette marque d’absolue discontinuité qui le rend, pour ainsi dire, absent du cours usuel de sa propre histoire2. » Le temps n’est tout simplement plus donné, et la force d’une telle expérience suffit à la signaler comme un révélateur existentiel : d’un même mouvement se dissipent en effet l’évidence du continu et la paisible consistance du sujet, sa simple aptitude à dire « je ».

On retrouvera, dans les essais qui suivent, plus d’une relation établie entre les violences de l’histoire et des œuvres (notamment à propos de la guerre d’Algérie vécue par Franck Venaille). C’est que l’art, en tant qu’il participe de ce que Desanti nomme encore « le symbolico-charnel », est le domaine par excellence où s’éprouvent les discontinuités du temps. Peut-être les œuvres ne sont-elles, d’un certain point de vue, que des projections, ou des reflets, dans l’ordre symbolique et charnel qui leur est propre, de ces discontinuités qui tranchent le cours de l’histoire. Cependant, lorsque Artaud écrit que « chaque coup de pinceau de Van Gogh sur la toile est pire qu’un événement3 », il va plus loin encore, situant dans l’espace du tableau le lieu même de la rupture temporelle dont l’énigme d’un pire indique au moins la radicalité. On touche là aux limites d’une logique dont apparaît aisément le caractère aventureux : n’y a-t-il pas quelque abus de langage à identifier le temps des œuvres à celui des tragédies de l’histoire ? Et le mot de « discontinuité » n’est-il pas, dans un tel rapprochement, l’objet d’une confusion où nous induit le temps commun ?

Assurément, certaines œuvres (celle de Van Gogh, par exemple) paraissent faire irruption dans l’histoire à la manière d’un coup de tonnerre ou d’un éclat dans le temps – comparaisons fréquemment utilisées pour décrire ce singulier absolu dont elles portent parmi nous la trace. Mais s’il en est ainsi, justement, s’il est vrai qu’il s’agit chaque fois de rompre vraiment avec un monde constitué pour en créer d’inconnus, le mot d’esthétique, dans ses acceptions fixées par l’usage depuis le xviiie siècle, ne suffit plus à rendre compte de ce qui soudain affecte l’ordre du temps. « Pire qu’un événement », le coup de pinceau du peintre ? La seule façon d’entendre l’expression serait de l’élargir à tout ce par quoi l’œuvre déborde l’événementialité, ouvre d’autres territoires de représentation dans l’ordre de la pensée et de la sensation, comme de l’éthique ou de la politique.

Dans le pire-qu’un-événement des œuvres ou, plus largement, des dispositifs artistiques, il importera donc de voir autre chose que le remous événementiel du temps. Des ruptures d’un autre ordre qui invitent à reconsidérer, au cœur de l’expérience temporelle, des teneurs, des textures et des qualités plus que des formes. Des polyphonies et des entrelacements plus que des linéarités. C’est à quoi s’attachent les études qu’on va lire. Partant de Reverdy, de Jouve, de Venaille ou de Warburg, entre autres, elles explorent cette substance complexe, striée, somme toute insaisissable qui, pour un temps, nous constitue. Et cette substance, si nous sommes si bien disposés à l’accueillir, si nous y reconnaissons volontiers une part enfouie de notre essence, et comme un peu notre terroir temporel, c’est que sans doute, loin de rompre, elle renoue au contraire en profondeur avec la discontinuité même de notre être-au-monde.

Je suis parti d’un événement historique et de l’analyse qu’en donna Desanti. J’y reviens sans perdre de vue les œuvres : c’est qu’à lire Un destin philosophique, on comprend de quelle nature fut l’ébranlement, ce matin de juillet 1942 où un philosophe assista, impuissant, à la scène de l’insoutenable. Affectif, certes, et éthique, et politique tout à la fois. Mais ces retentissements-là resteraient limités à l’espace d’un destin personnel, justement, s’ils ne convergeaient pas dans l’œuvre que nous lisons, et qui, du simple fait que nous en soyons les destinataires, prend valeur d’exemplarité. Un livre, un tableau (Van Gogh), un opéra (Wozzeck) sont des convergences. Les temps dont ils sont tissés restent divisés en leur sein (rien de plus étranger au monde de l’art que la concordance des temps) et par là, exemplaires de l’inachevable vérité des choses. Absentés soudain « du cours usuel de [notre] propre histoire », nous n’entrons certes pas dans le chaos et l’indifférenciation, mais dans un temps critique (le grec krinein signifie « rompre, couper ») dont peu à peu se révéleront les valeurs sensibles. Pire qu’un événement, oui, cet accès à l’instable où la vérité ne tient plus à des formulations objectivantes, mais à l’effet durable d’une tension, au climat d’une aventure.

1.Jean-Toussaint Desanti, Un destin philosophique, Paris, Hachette Littératures, « Pluriel », 2008, p. 152.

2.Ibid., p. 181.

3.Antonin Artaud, Van Gogh le Suicidé de la société, dans Œuvres complètes, tome XIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 45.

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Nombre de pages : 130
Langue : français
Paru le : 10/05/2015
EAN : 9782842924294
Première édition
CLIL : 3668 Histoire de l’art, études
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×137 mm
Version papier
EAN : 9782842924294

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