Presses Universitaires de Vincennes

Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

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Revue Extrême-Orient - Extrême-Occident
Nombre de pages : 226
Paru le : 10/12/2015
EAN : 9782842924478
Première édition
CLIL : 4036 Asie
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×155 mm
Version papier
EAN : 9782842924478

Version numérique
EAN : 9782842924485

Corps souffrants dans les littératures de la Chine et du Japon au XXe siècle

N°39/2015

Les œuvres littéraires présentées ici, montrent comment, en Chine et au Japon, la mise en scène du corps participe au grand débat sur le modernité.

Ce numéro pose quelques jalons de l’évolution de l’écriture littéraire du corps souffrant en Chine et au Japon au XXe siècle. Tandis qu’avec le thème de la maladie, le sujet japonais moderne émergent privilégie l’écriture comme une thérapeutique au lieu d’épancher sa douleur, le sujet chinois se cherche une voix et se dit plutôt par allégorie. Là où celui-là exploite la souffrance en découpant et recomposant le corps à des fins esthétiques, celui-ci continue de chercher sa voie sous le joug de régimes sévères. Puis, la fin de siècle est saisie à son tour par la confrontation des genres. Face à une littérature japonaise écrite au féminin, qui exprime enfin les non-dits d’une société encore marquée par le passé, se déploie une littérature chinoise où la femme reconquiert un corps longtemps dominé par l’homme. 

Les épreuves du corps en littérature. Les cas de la Chine et du Japon
On Body Trials in Literature. China and Japan As Case-Studies
Cécile Sakai, Gérard Siary et Victor Vuilleumier       

Corps, maladie, écriture chez trois auteurs japonais du début 
du xxe siècle : Nakae Chômin, Masaoka Shiki, Natsume Sôseki
Body, Illness, and Writing by Three Japanese Authors at the Start 
of the 20th Century: Nakae Chômin, Masaoka Shiki, and Natsume Sôseki
Emmanuel Lozerand                                     

Le corps souffrant chez Lu Xun : allégorie muette de l’obstacle 
et appropriation de la modernité
The Suffering Body by Lu Xun as a Silent Allegory of Constraint and 
Appropriation of Modernity
Victor Vuilleumier                                        

Cadavre vivant et pantin désarticulé : souffrance et reconfiguration 
des corps dans l’œuvre d’Edogawa Ranpo
Living Corpse and Broken Puppet: Bodily Suffering and Reconfiguration 
in Edogawa Ranpo’s Work
Gérald Peloux                                               

Corps fort et corps blessé chez Jin Yong et dans quelques romans 
d’arts martiaux chinois contemporains
Strong Body and Wounded Body in Jin Yong’s and Other Contemporary 
Chinese Martial Arts Novels
Nicolas Zufferey                                          

Le corps souffrant dans la littérature chinoise 
depuis la Nouvelle période (1979-2015)
Suffering Bodies in Chinese Literature Since the Reform and Opening (1979-2015)
Xu Shuang, Ariadna de Oliveira Gomes    

Corps sensible et corps pratico-inerte : femme frustrée et 
kamikaze mutique dans une nouvelle de Kôno Taeko, 
« Tetsu no uo » (« Poisson de fer »)
Sensitive Body and Practico-Inert Body: Frustrated Woman and 
Mute Suicide Bomber in Kôno Taeko’s “Tetsu no uo” (“Iron Fish”)
Gérard Siary                                                

 

Regard extérieur

Quelques aperçus comparatistes sur les représentations 
du corps souffrant en France et en Chine
Suffering Bodies in France and China: Some Comparative Approaches
Yvan Daniel                                                  

 

Résumés                                                      

Abstracts                                                       

Contributeurs                                                

Bio-bibliographical Notes                            

Emmanuel Lozerand
(« Corps, maladie, écriture chez trois auteurs japonais du début du XXe siècle – Nakae Chômin, Masaoka Shiki, Natsume Sôseki »)

L’étude s’attache à trois œuvres singulières publiées entre 1901 et 1911, élaborées à partir d’une situation de maladie. Nakae Chômin, atteint d’une tumeur cancéreuse à la gorge, se lance en toute hâte dans Un an et demi, la durée même du temps que les médecins lui accordent à vivre ; Masaoka Shiki, souffrant d’une tuberculose osseuse douloureuse et invalidante, donne jour après jour au quotidien Nihon Une goutte d’encre depuis son Lit de malade de six pieds de long ; Natsume Sôseki, rescapé d’une hémorragie gastrique, publie en feuilleton, dans le journal Asahi, Choses dont je me souviens pour garder la mémoire des sensations complexes qui furent les siennes dans les semaines écoulées. Tous trois refusent la métaphorisation de la douleur, qu’elle soit stigmatisation ou esthétisation, et inventent des écritures quasi humorales, pour ouvrir depuis leurs corps malades des fenêtres sur le monde.

 

Victor Vuilleumier
(« Le corps souffrant chez Lu Xun : allégorie muette de l’obstacle et appropriation de la modernité »)


Le corps chez Lu Xun est peu décrit. Cette absence permet de dire indirectement une souffrance multiple : la honte ressentie devant la crise historique de la Chine dont la nature nationale est tenue pour responsable ; la mélancolie existentielle. Par contre, le corps est allégorisé comme signe de la tradition, qui fait obstacle à l’émancipation de l’individu. Libérer la voix de la nation chinoise impose de détruire symboliquement le corps reçu en héritage, de subvertir l’esthétique et les paradigmes scientistes de la corporalité et de la puissance élaborés par la modernité chinoise mondialisée. Le vrai médecin agit par l’écrit sur l’esprit, non sur le corps ou la civilisation matérielle. Accorder la primauté au cœur sur le corps permet de fonder un projet de modernité, en métaphorisant la médecine importée.

 

 Gérald Peloux
(« Cadavre vivant et pantin désarticulé : souffrance et reconfiguration des corps dans l’œuvre d’Edogawa Ranpo »)

Les récits policiers d’Edogawa Ranpo sont caractérisés par une abondance de corps, surtout féminins, démembrés, reconfigurés, s’appropriant certains canons esthétiques des années vingt et trente basés sur le grotesque, l’érotisme et l’absurde. Malgré la violence qui traverse ses histoires, la description du corps souffrant y est étonnamment absente, trait qui signale le désir auctorial de détourner les techniques et stéréotypes du genre policier pour proposer, là même où l’on attendrait une souffrance exhibée, une approche originale, quasi interactive, du rapport entre auteur, texte et lecteur – comme le montre l’examen de La chenille (1929), clé d’une œuvre ambivalente au regard de la souffrance physique.

 

Nicolas Zufferey
(
« Corps fort et corps blessé chez Jin Yong et dans quelques romans d’arts martiaux chinois contemporains »)

La littérature d’arts martiaux met naturellement en avant le corps fort, nécessaire au héros pour triompher. Le célèbre romancier Jin Yong, cependant, thématise dans certaines de ses œuvres le corps faible et blessé. C’est le cas du corps de Linghu Chong dans Aventurier fier et souriant (Xiao’ao jianghu) : dans ce roman, le corps malade du héros est un champ de bataille symbolisant les conflits entre écoles martiales rivales. Et comme ce roman peut se lire comme une critique de la Révolution culturelle, il est tentant de voir dans le corps de Linghu Chong une métaphore pour la Chine en proie aux divisions politiques et au chaos.

 

Shuang Xu, Ariadna de Oliveira Gomez
« Le corps souffrant dans la littérature chinoise depuis la Nouvelle période (1979-2015) »

Cette étude analyse la représentation du corps dans la littérature chinoise depuis 1979. Au lendemain des années Mao, le sujet se découvre un corps brisé, impuissant, menacé. Cette image, loin de s’atténuer avec la prospérité économique du XXIe siècle, s’y révèle persistante. La clef de cette continuité est à chercher dans les rapports complexes qui unissent et déchirent corps individuel et corps social, inscrits dans l’imaginaire comme la source d’une souffrance durable.

 

Gérard Siary
(« Corps sensible et corps pratico-inerte : femme frustrée  et kamikaze mutique dans une nouvelle de Kôno Taeko, Tetsu no uo (Poisson de fer) »)

Poisson de fer / Tetsu no uo (1976), nouvelle de l’écrivaine Kôno Taeko, raconte l’histoire d’un veuve de guerre qui se fait enfermer la nuit dans le musée (le sanctuaire Yasukuni) où son mari est vénéré comme un dieu, et dans le poisson ou torpille sous-marine où il a trouvé la mort. Dans le processus de réappropriation de ce mari kamikazé, qu’elle n’a presque pas connu et qui ne lui a pas laissé la parole, la souffrance alterne avec la jouissance. Le poisson symbolise ici le traumatisme de guerre perçu au féminin et subvertit l’historiographie masculine officielle au profit de la souffrance privée et muette de la femme.

 

 Numéro publié avec le soutien du Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (CRCAO-Université Paris Diderot)

Emmanuel Lozerand
(« Body, Illness, and Writing by Three Japanese Authors at the Start of the XXth Century : Nakae Chômin, Masaoka Shiki, and Natsume Sôseki » )

This study focuses on three singular works, all published between 1901 and 1911, and developed from the author’s disease state. Nakae Chômin, stricken with a throat cancerous tumor, hastily embarked in One year and a half, the very same length of time that doctors left him to live. Masaoka Shiki, suffering from a painful bone tuberculosis, day after day sent from his “Six Feet Long Bed of Illness short essays entitled A Drop of Ink to the Nihon Shinbun. Natsume Sôseki, just after surviving a stomach bleeding, published in the Asahi Shinbun serial essays under the title Things I remember (Recollections), as he wanted to keep a memory of the complex sensations he went through during this period. All three refused to resort to metaphors as a means to stigmatize or prettify. They invented a kind of “humoral” writing that was likely to open up to the world from the point of view of their sick bodies.

 エマニュエル  ロズラン20世紀前半における身体、病、随筆中江兆民、正岡子規、夏目漱石の場合。この論文では、1901年から1911年にかけて発表された,病を基盤とする特異な作品群を扱う。中江兆民は喉頭癌を煩い、医者の判断から、一年半残された人生というものを同じ『一年有半』及び『続一年有半』といった作品をとおして、一心に書き続ける。正岡子規は非常な痛みを伴う脊椎カリエスと戦いながら、日々、新聞『日本』に『墨汁一滴』、『病床六尺』を掲載し続ける。夏目漱石においては、大量出血の難から逃れたものの、『朝日新聞』には、『思い出す事など』を連載し、複雑な感覚の経験を記憶に留めようとした。兆民、子規、漱石は三人それぞれ、病の隠喩化,つまりその美化も蔑視も拒み、一種の体液的な書き方を創造しつつ、病に冒された身体より、世界へ向けての窓を開いていった。 

 

Victor Vuilleumier
(« The Suffering Body by Lu Xun as a Silent Allegory of Constraint and Appropriation of Modernity »)

The body in Lu Xun’s writings is rarely depicted. This absence allows the text to indirectly express the meaning of suffering in its multiple dimension (the shame felt in the face of China’s historical crisis, which the national nature is held liable for, and the existential melancholy). However, the body is allegorized, and embodies the sign of a tradition that limits the emancipation of the individual. The liberation of the Chinese national voice requires symbolically destroying the inherited body, as well as subverting the sublime aesthetics of corporeality and the scientistic paradigm of the body defined by the Chinese globalized modernity. The real physician impacts on the spirit by means of the writing, and not on the body or the material civilization. To ensure a greatest value to the heart rather than to the body, is regarded by Lu Xun as a way to establish a project of modernity, by the metaphorization of the imported medicine.

宇樂文(「魯迅的作品與受苦的身體:現代性的適應與阻礙的無聲寓言」)— 在魯迅作品里,很少描寫身體。這種缺席可以有助於用非直接的方式來言說一種多重的苦痛(包含在中國的歷史危機面前所體會到的羞恥感,中國人的國民性被認為是要對這種危機負責,也包含存在的苦悶)。相反,身體被加以寓言化,成為傳統符號的寓言,阻礙個體的解放。解放中國民族的聲音,迫使要用象徵的方式摧毀作為遺產來接受的身體,顛覆既有的美學觀,亦顛覆由經歷世界化的中國現代性所建構出的體魄與力量的科學主義範式。真正的醫生通過書寫的形式對精神加以作用,而不是針對身體或者物質文明。相對身體,魯迅更肯定「心」,他通過把從西方引入的醫學隱喻化,促成一種現代性規劃的奠定。

 

Gérald Peloux
(“Living Corpse and Broken Puppet: Bodily Suffering and Reconfiguration in Edogawa Ranpo’s Work”)

As they internalize the aesthetic canons of the twenties and thirties based on grotesque, eroticism and nonsense, Edogawa Ranpo’s detective stories are characterized by an abundance of dismembered and reconfigured bodies, especially women. Despite the violence pervading his stories, the description of the suffering body is surprisingly absent. Such a trait signals the author’s attempt at twisting the techniques and the stereotypes of the detective fiction and proposing an original and almost interactive approach of the relations between author, text and reader instead of the display of suffering the reader is yearning for. The analysis of The Caterpillar (1929) provides us with a key to understand the ambiguity of Edogawa’s work as to physical suffering.

ジェラルドプルー生きた屍と壊れた人形江戸川乱歩の諸作品に於ける、身体の苦悩と再構成昭和初期のエロ・グロ・ナンセンスを代表している江戸川乱歩の探偵小説には、女性の、切断された身体、再構成された身体が多く出現している。暴力が浸透している作品ではありながら、身体の苦悩の描写が、期待されている所でも、意外に少ないのは、探偵小説ジャンルの手法やステレオタイプを歪曲することにより、作家・テキスト・読者の間の関係を独特な観点から双方向的に展開させたいという乱歩の意志に基づいているからである。身体の苦悩に関する、矛盾しているかに見える諸作品の意味をとらえるには、1929年の『芋虫』がカギとなっている。  

 

Nicolas Zufferey
(
« Strong Body and Wounded Body by Jin Yong and in Some contemporary Chinese Martial Arts Novels »)

The martial art novel usually stresses the necessity for the hero to have a strong body in order to defeat his enemies. Such is not the case, however, in The Smiling and Proud Wanderer (Xiao’ao jianghu), one of the works in which the famous novelist Jin Yong emphasizes the weakness of the main character, Linghu Chong, whose body can be interpreted as an endless symbolic battlefield between rival martial art schools. In as far as one can read this novel as a parody of the Cultural Revolution, the hero’s sick body turns out to be a metaphor for Chinese politics in a very chaotic period.

。武侠小说往往会不自觉地去彰显强健的体魄因为这常常成为主人公战胜对手的必要条件。然而在著名的武侠小说家金庸的笔下,主人公有时身体瘦弱、身负重伤,正如小说《笑傲江湖》的男主角令狐冲:该书中,大侠令狐冲的多伤多病之躯,象征着江湖各大宗派混乱纷争之地。《笑傲江湖》这部小说一定程度上也被解读为对文化大革命的影射,男主人公的病歪歪的身体隐喻着混乱期间被争权夺利的各大政治派别所淆乱的中国。

 

Shuang Xu, Ariadna de Oliveira Gomez
(“Suffering Bodies in Chinese Literature Since the Reform and Opening (1979-2015)”)


This study scrutinizes the representation of the body in Chinese literature since 1979. In the aftermath of the Cultural Revolution, bodies perceive themselves as broken, impotent, and endangered. Far from fading out with the economic prosperity, such a recurring pattern grows more persistent in the 21st Century. The key to this phenomenon is to be found in the conflicting relation between individual and social body as a cause of long-lasting suffering.

阿麗亞娜· ·奧麗維拉 ·格麥簡析新時期以來中國文學中的痛楚身體 (1979-2015)  

論文分析1979年以來中國文學中身體的表徵。毛時代之後,主體面對支離破碎,軟弱無力,倍遭威脅的身體。這一形象一直持續到二十一世紀,並沒有隨著經濟的繁榮發展而消失。錯綜複雜的關係使個體和社會融合,又將其撕裂,這在文學的想像中成為苦痛永遠的源泉。

 

Gérard Siary
(« Sensitive
Body and Practico-Inert Body : Frustrated Woman and Mute Suicide Bomber in Kono Taeko’s Tetsu no uo (Iron Fish) »)

Tetsu no uo / Iron Fish (1976), a short story written by Kôno Taeko, a woman writer, tells the story of a war widow who has herself locked up at night in the museum (Yasukuni shrine) where her husband is revered as a god, and in a fish or man-guided torpedo (kaiten) where he died. In the process by which she manages to take possession of her former late husband, a kamikaze pilot, whom she hardly knew and who didn’t let her express heself, suffering alternates with enjoyment. The fish hereby symbolizes the war trauma such as perceived from a feminine point of view and subverts the official masculine historiography in favor of women’s private and silent suffering.

 ジェラール・シアリ躍動する身体と無反応な身体「鉄の魚」河野多恵子ー 欲求を阻止された女性と沈黙するカミカゼ『鉄の魚』は女流作家 女性作家、河野多惠子が1976年に発表した短編である。ひとりの戦争未亡人が、ある夜、靖国神社内の旧遊就館に閉じ込められる。そこでは彼女の戦死した夫が軍神として祀られている。彼の身体は彼が玉砕した人間魚雷の中に今もあるのだ。神風を顕現するこの夫、彼女が知ることもなく、彼女に言葉一つ残していかなかったこの夫を自分の手に取り戻す過程で、苦痛と悦楽が交差する。魚雷はここでは女性にとっての戦争のトラウマを象徴し、公式な歴史書の男性的言説は女性の私的な、そして無言の苦痛へと転換するのである。 

Les épreuves du corps en littérature
Les cas de la Chine et du Japon

Cécile Sakai, Gérard Siary et Victor Vuilleumier

« Le corps humain référent des descriptions devient métonymie ou métaphore de l’ordre du monde. Le corps, métaphore de l’ordre rêvé, est dans ses défaillances métaphore de tous les désordres1. »

Le présent numéro d’Extrême-Orient Extrême-Occident, « Corps souf­frants dans les littératures de la Chine et du Japon au xxe siècle », s’inscrit dans le prolongement du programme transversal 2014-2018 du Centre de recherches sur les civilisations de l’Asie orientale (en partenariat privilégié avec l’Université de Genève) : « Imaginaires du corps et des identités dans les littératures de l’Asie orientale au xxe siècle2 ».

Si la problématique du corps est devenue depuis les années soixante-dix un fort enjeu de la recherche transdisciplinaire en Occident, elle s’est développée plus tard en Asie orientale, ces toutes vingt dernières années, dans le sens de l’interrogation sur l’existence d’un « corps asiatique » spécifique, et ce selon quatre directions : les études foucaldiennes, féministes et culturelles ; l’anthropologie médicale ; les recherches sur la pensée néo-confucéenne et identitaire ; les développements du concept de body culture/culture du corps3. Du côté de la science de la littérature, les travaux sur la représentation du corps ont montré combien l’objet est aussi présent que mouvant, voire fuyant et difficile à cerner car il n’est souvent, sous son enveloppe apparente, que « signe renvoyant à autre chose que lui-même4 », et « toujours disséminé dans un tissu de relations qui le dépassent ou le sous-tendent5 », relié à l’affirmation de quelque identité, ethnique, sociale, culturelle, intime.

Comme la problématique générale du corps en Asie orientale sous-tend le travail présenté ici sur le corps souffrant à travers les littératures locales, la question se formule en termes de mouvement et d’expression des corps dans un espace-temps pertinent, à savoir le Japon et la Chine continentale, que le choc de l’intrusion de l’Occident amène, voire oblige, à se réformer. Il s’agit, en l’occurrence, d’une modernisation entre tradition et modèles occidentaux, adhésion volontaire et résistance nationale, groupe et sujet émergent, qui cherche à adapter et adopter les savoirs, les pratiques, les idéologies et les technologies d’importation qui touchent à ce corps. Autant qu’une autre forme de discours, l’art de la littérature, lui-même soumis à mutation – ne serait-ce que de langue –, rend compte du devenir du corps et des corps à maints niveaux, de l’anatomique au métaphysique en passant par le national.

À l’orée du xxe siècle, avec l’expansion ultra-marine de l’Occident, l’Asie orientale subit le choc des forces et des connaissances qui bouleversent ses repères et l’obligent à opter pour une mutation conçue comme salutaire. Le corps est au carrefour des stimuli qui le balisent, le verbalisent, l’enlisent aussi parfois. De ce corps qui devient enjeu à l’échelle de la nation et bientôt de l’individu, de ce corps qui s’impose peu à peu face au sujet, la littérature, elle aussi soumise à mutations – notamment avec la modernisation de la langue : baihua chinois, genbun.itchi japonais –, s’attache à rendre compte, autant que d’autres discours, au fil d’une histoire à rebondissements et reconfigurations multiples.

Pour aborder le corps souffrant, l’approche littéraire recourt à une philologie renouvelée, qui lui fournit la première base d’acception du sens syntagmatique, sans rien anticiper de son irisation textuelle et de la multiplicité des interprétations possibles. Elle recourt aussi aux sciences humaines, la philosophie et la sociologie au premier chef, l’histoire et la géographie culturelle ensuite, en tant qu’elles peuvent lui apporter le contexte et un substrat conceptuel, qui viennent renforcer l’analyse littéraire proprement dite, fondée sur la microlecture socio-poétique des textes.

Bien que l’expression linguistique du corps varie selon l’aire culturelle et au sein d’une même aire, bien que des concurrences puissent apparaître entre corps chinois et corps japonais, le corps sino-japonais peut corroborer sans mal, mutatis mutandis, le postulat global d’un « corps asiatique », réductible à nul autre, et notamment opposable au corps occidental. Cela dit, non sans paradoxe, la mondialisation est inhérente à ce « corps asiatique » qui, amené à se réinventer, doit parfois composer jusque dans sa chair avec l’Autre occidental. Il importe de préciser que si, comme nous le rappellent les études postcoloniales, l’expression de ce « corps asiatique » s’est bien déployée dans l’imagination exotique occidentale, ici notre lecture se construit à partir des textes eux-mêmes et des auteurs qui nous racontent une certaine histoire du corps, écrite depuis l’autre rive. C’est bien leurs propositions que nous analysons, sans déterminisme culturel ni rémanence orientaliste.

Plus précisément, pour dire le corps, le chinois ancien offre des termes voisins qui recoupent ce que les langues européennes – pour en rester à ce parallèle – entendent par corps : « xing signifie plutôt la forme actualisée, shen plutôt l’entité personnelle, le moi individuel, et ti plutôt l’être constitutif. Aucun de ces termes ne coïncide tout à fait avec la notion européenne parce qu’ils répondent eux-mêmes à des termes divers et parce que, fonctionnant en binôme, ils s’éclairent également à partir de leur vis-à-vis6 ». L’ensemble s’entend en rapport (à la fois d’opposition et de complémentarité) avec la dimension transcendante-animante (shen) précédant toute actualisation ; « l’entité personnelle » va de pair avec la fonction de conscience morale et la connaissance du cœur-esprit (xin), qui la régit ; « “l’être constitutif” a pour partenaire le souffle-énergie (qi) dont il est la matérialisation par condensation-concrétion7 ». À l’époque moderne, le terme évolue en fonction des enjeux sociaux de la période considérée, notamment le binôme « corps-personne » (shen) et « cœur-esprit » (xin)8. Les termes xing, ti, et shen tendent à désigner le « corps » comme expression extériorisée de la personne et selon qu’il est plus ou moins perçu sous l’angle de l’objectivation ou du corps propre9. Le champ lexical du corps humain est très riche sur les rapports avec la personne (shen), avec sa matérialité et sa corporalité (tipo, tige, tili), ou sa carnalité, voire sa sensualité (routi), ainsi que pour la vie intérieure et les émotions du sujet. Ce lexique s’accroît dès la fin du xixe siècle de l’apport de xénismes, de termes étrangers, ainsi que de termes anciens resémantisés à la faveur de l’apparition de nouveaux phénomènes. Au tournant du xxe siècle se développe aussi l’idée du corps comme une « carcasse » (qu, quke), inerte et dépersonnalisée, qui fait obstacle à l’émancipation des citoyens d’une nouvelle nation à construire, comme chez le réformiste Liang Qichao (1873-1929), et qu’il convient donc de dresser ; cette représentation dualiste ne restera pas étrangère à la littérature des années 1920.

Quant à la souffrance, le terme japonais de kumon, souci, ennui ou morosité à l’origine, passe ou plutôt revient en chinois avec le sens nouveau de souffrance romantique existentielle, en même temps que le lexique clinique des maladies nerveuses, telle la « neurasthénie » (shenjingshuairuo). Parmi les troubles intérieurs, un mot comme fannao est plus que fréquent dans la littérature chinoise des années 1920, avec le sens de « tourments » et une nuance werthérienne. Les composés formés de teng ou tong peuvent déployer, eux, des connotations autant physiques que morales, bien que le sens premier soit corporel. Certains mots sont composés à partir de ji, « maladie », qui exprime par dérivation la souffrance ou le mal — tel jiku, « souffrances, malheurs », avec « ku » pour ce qui est « pénible » car « amer » (voir la transcription moderne de kuli pour « coolie »). Le lexique de la blessure ou cicatrice (hen, shanghen), de la faiblesse (ruo, shuai), de la maladie (bing, ji) complète cet inventaire qui, en littérature chinoise moderne, exhibe une souffrance avant tout spirituelle, psychologique et mentale.

La langue japonaise, qui hérite du chinois – tout en ayant conservé son propre fond lexical –, dispose d’au moins quatre mots : shintai (sino-japonais), le corps au sens froidement objectif ; shin (sino-japonais)/mi (japonais), ou soi-même, avec une distance réflexive et une connotation corporelle et physique, mais non psychosomatique ; karada (japonais), ou corps organique ; sei (sino-japonais), qui peut traduire l’idée de nature en tant qu’état inné et originaire des choses, ainsi que le sexe10. Le préfixe kara de karada se réfère à l’enveloppe, à la coquille, voire au vide, par opposition à mi, qui dénote le contenu – qu’on pense au jaune ou au blanc d’œuf : kimi et shiromi. Karada, utilisé jusqu’au xviie siècle au moins pour désigner le cadavre, produit un effet visuel à la lecture selon qu’il est écrit en kanji ou en hiragana, donnant une impression beaucoup plus sensible dans le syllabaire. À ces quatre vocables peuvent s’ajouter d’autres termes, en sino-japonais ou en japonais, tels nikutai, pour l’expression du corps purement charnel, et les réfléchis, jibun, pour dire « soi(-même) », et jishin, qui inclut le caractère shin (corps). Pour la souffrance, les termes de base sont surtout nayami et kurushimi ; kunô et kumon sont aussi fréquents pour signifier plutôt la souffrance intellectualisée, avec une gradation de nayami à kunô puis à kumon ; kutsû existe également, mais se rapporte davantage à la douleur.

Il n’est ainsi que de constater l’étendue lexicale des termes liés au corps et à la souffrance, un champ de surcroît amplifié par la transdisciplinarité associée à l’approche littéraire. L’examen philologique informe le sens du mot, mais ne préjuge pas de sa production de sens en langage, objet de la praxématique11, seule à même de régler le mot en contexte, de lui donner sa portée en tant que construction sociale et vision du monde. Et c’est à la littérature et à la linguistique qu’il revient de déterminer le réglage du praxème.

La philosophie est d’un apport précieux en ce qu’elle aide à dépasser, dans l’approche du corps, la polarité classique, voire stéréotypée, qui oppose au corps-esprit de l’Asie orientale la division cartésienne du corps et de l’esprit en Occident. Opposition toute relative, d’ailleurs, qui tend à s’estomper avec le processus d’alignement sur ses propres normes et modèles que ledit Occident, dans la seconde moitié du xixe siècle, impose plus ou moins à la Chine et au Japon, mais aussi avec l’orientalisation de l’Occident plus présente qu’en apparence12. Une opposition toutefois assez forte ici ou là pour informer les représentations immanentes aux textes.

Et c’est à la phénoménologie qu’il revient, surmontant le clivage corps-esprit, d’opposer la théorie du corps subjectif à celle de la subjectivité pure et désincarnée de Kant et de lier le corps-effet au moi-cause sans remonter discursivement de l’effet extérieur à la cause intérieure. Le philosophe Michel Henry définit le corps subjectif comme un mouvement subjectif qui n’est pas intermédiaire entre l’ego et le monde car il est intentionnalité ou volonté intentionnelle : « Ego, corps, mouvement, […] ne font qu’une et même chose13. » Il n’y a pas d’en-soi du corps. En ce sens, la parole, qui remanie les émotions, peut être une bénédiction autant qu’une malédiction, et la violence verbale, devenir un mode de l’intersubjectivité des corps. Ici, le mouvement subjectif unifiant, qui deviendra la chair dans la philosophie tardive de Michel Henry, s’accorde avec la nature historiquement mouvante d’un objet comme le corps, qui se décline aussi dans et par la progression du récit.

La philosophie apporte encore d’autres arguments non négligeables pour définir le corps souffrant. Paul Ricœur distingue ainsi douleur physique et souffrance psychique, en déclinant le souffrir selon deux axes : l’axe soi-autrui, où le corps, par degrés, se perçoit à vif, endure la douleur physique, peine à la communiquer, la subit de la part d’autrui et finit par se sentir élu par elle ; l’axe agir-pâtir, où le corps se trouve dans l’incapacité de dire, de se dire, d’agir, est donc diminué, mais c’est en parvenant à cet état de crispation que le sujet se met en état de décharger la parole qui peut le libérer. De même que le sujet se dit et s’affirme identitairement par l’expression de sa souffrance – en psychanalyse –, de même en littérature, mais à une nuance près, l’écriture est celle du non-dit, voire du silence sur la douleur éprouvée : d’où le recours à la litote, l’allégorie ou la métaphore. Les modes ou niveaux de construction textuelle du corps vont de la sensation sensori-motrice intersubjective à l’incorporation textuelle au moyen de quelque symbole. En fin de course, dans la régie littéraire du corps souffrant entre dire, vouloir dire, ne pas pouvoir dire et ne pas vouloir dire, c’est bien à la littérature qu’il revient de négocier cette tentative de verbalisation et, par là, de dire autre chose, entre quête de vérité et accomplissement esthétique – plutôt que ce qu’en disent les autres voies et disciplines du savoir et de la création.

De ces éléments définitionnels, d’ordre historique et philosophique, la critique littéraire peut tenir compte ou pas. Certes, elle ne peut pas ne pas croiser les sciences humaines et la philosophie, elle peut même adopter certains de leurs points de vue, mais elle peut aussi procéder par induction, interroger le tissu textuel avec ses propres outils. Par exemple, le style kinésique, repérable dans le texte à la dénotation d’un geste ou d’une mimique du personnage, expression parfois difficile à imaginer pour le lecteur mais significative, peut être rapporté à l’un des enjeux, voire à l’enjeu principal d’une œuvre14. Le caractère intentionnel du mouvement implique, à partir du réflexe sensori-moteur, palpable par autrui, une dynamique intersubjective, inscrite dans la trame textuelle, repérable dans l’enchaînement des actions.

Ce qu’apportent les sciences humaines ne saurait infléchir, sauf à enfermer le texte littéraire dans une grille, la capacité de l’imagination poétique à renouveler l’approche du corps souffrant et à ouvrir – ne serait-ce qu’à partir d’un hapax apparent – des pistes inexploitées et donc à sonder. C’est sans doute l’originalité de la littérature que d’embrasser le réel autrement que par pur reportage, de le dépasser pour le subvertir, pour l’anticiper, pour ajouter du monde au monde. Par là, elle touche à des zones inouïes, pertinentes ou moins pertinentes, mais qui ouvrent d’autres possibilités d’approche de ce réel. Mais si l’analyse littéraire est susceptible, travaillant sur un matériau autre que le document historique ou sociologique, de déboucher sur des résultats inédits, il convient de les comparer, à terme, avec ceux des autres disciplines. Ainsi parviendra-t-on à une approche plus substantielle de l’histoire du corps souffrant dans tous ses états…

L’originalité du projet tient à son approche en étendue : la Chine, le Japon, et en corpus : canonique et populaire. Voilà deux aires, deux littératures nationales qui, après avoir vécu sur une image sensiblement identique du corps, voire du corps malade, affrontent, non sans un décalage socio-économique, le cortège des nouvelles empiricités, et expérimentent d’autres modes du corps, entre recompositions des anatomies (mannequins, etc.) et constructions de corps robotisés (cyborgs, androïdes, clones) ou virtuels, qui se confrontent aussi avec l’émergence de la notion de sujet.

L’enjeu de cette recherche concerne autant la spécificité de la représentation du corps souffrant en Asie Orientale que celle de chacune des littératures visées, de Chine et du Japon. Dans quelle mesure leurs représentations littéraires de la corporéité en souffrance – entre le dedans et le dehors, le physique et le mental, la nature et la culture, le réel et le virtuel – se rejoignent-elles, et pour­quoi ? Comment articulent-elles l’incorporation lettrée du corps en mal de lui-même avec le corps du texte inscrit dans un corps social en proie à d’autres malaises, certes, mais aussi en quête d’équilibre ou d’une certaine esthétique ? Le processus d’hybridation et de métabolisation socio-culturelle, suscité par la réponse à l’étranger, est-il de la même nature sur la scène littéraire chinoise et japonaise, mais aussi sur d’autres ailleurs littéraires à l’heure de la mondia­lisation ? L’hypothèse de travail est qu’on passe d’une extériorisation du corps, produit d’importation, à son intériorisation subjective, mais que la pression des stimuli extérieurs – de la biopolitique en particulier – induit une tendance oscillant entre normalisation et esthétisation des corps en régime de souffrance…

Le même mouvement de spectacularisation du corps souffrant se retrouve partout. Entre pure et simple dénotation du corps et sa constitution en forme-sens (métaphore, allégorie, prosopopée, etc.), on passe, degré par degré, d’un corps absent ou présent en creux à un corps présent et pressant, qui compromet le sentiment qu’a le sujet (ou le groupe, pour le corps national) de son intégrité, de ce qui le constitue en tant que tel, et l’amène à réagir à la douleur et à la souffrance, c’est-à-dire à leur faire obstacle ou à les exploiter, toujours avec un ou des sens à la clé. Le rapport entre le genre littéraire et le mode d’écriture du corps importe à l’affaire. Alors que le corps est le plus souvent implicite au récit et n’a pas à être dit – il va de soi que la personne, l’actant si l’on veut, dispose d’un corps, faute de quoi pas de récit et pas d’identification possible du lecteur au personnage –, il est des genres axés sur la spectacularisation du corps, sur l’effet dramaturgique en somme – avec primat de l’hypotypose –, et ce à plus forte raison quand ce corps est en souffrance. C’est le cas du roman policier et du roman de cape et d’épée, ainsi que du théâtre, où le montreur, le corps exhibé et le public voyeur font bon ménage. Mais ce spectacle ne cesse d’osciller entre vérité et esthétique.

Du point de vue de l’évolution historique, le corps réagit d’abord comme il peut au choc de l’intrusion de la machine occidentale. Le malaise du corps se fait alors symptôme d’un mal de civilisation. Lu Xun pâtit du spectacle du corps démembré de ses compatriotes. Nagai Kafū (1879-1959) affecte d’une fièvre typhoïde le jeune héros de La Sumida (1911), dont le corps ne peut pas plus se plier aux exercices de gymnastique imposés par l’État de Meiji qu’à la mort annoncée de ce lieu des traditions qu’est la ville basse – shitamachi – à Tôkyô.

Mais la littérature se renouvelle aussi par l’exploitation proprement dramaturgique des nouvelles facettes du corps introduites en partie par la science occidentale, la scientia sexualis, sans renoncer pour autant à l’ars erotica. Ici, le récit de cape et d’épée de la Chine exhibe à souhait la souffrance de corps soumis au supplice, de corps dont la douleur physique est à hauteur de la noirceur morale du personnage qui la subit. Là, le polar japonais joue à découper les corps et à les recomposer à des fins d’esthétique, et, de la sorte, à susciter par empathie un mélange de souffrance et de jouissance auprès du public, et ce non sans quelque lien avec le cadavre exquis des surréalistes ou certaines techniques locales de composition poétique à plusieurs.

Il est vrai que, dans le cas japonais, la pathologie et même la psychopathologie de l’Occident sont passées par là et que le sadomasochisme trouve un terreau, qui lui permet de prendre du champ. Tout l’œuvre de Tanizaki Jun.ichirô (1886-1965) en prend acte. De même l’émergence du sujet à l’occidentale, avec l’amour dit romantique à la clé, est-elle à prendre en compte, car le naturalisme japonais, choisissant l’introversion plutôt que le discours social, exploite la dissection de ses tourments et place la chose sexuelle au centre de ses préoccupations.

La même insistance sur la maladie romantique, la subjectivité maladive et rongée de névroses dues à la frustration, notamment sexuelle, est développée par des auteurs chinois à partir du début des années 1920, en particulier Yu Dafu (1896-1945) ou Guo Moruo (1892-1978), qui ont découvert au Japon « roman du moi » et fantaisies macabres, ainsi que la théorie de Kuriyagawa Hakuson (1880-1923) sur la création comme expression symbolique de la frustration et de la mélancolie, thème qui sera au centre de la vie littéraire chinoise jusqu’à la moitié des années 1920. Quant à la thématique « décadente » d’un Tanizaki, elle continue occasionnellement à nourrir l’imaginaire littéraire chinois jusque dans les années 1940. Ces thématiques d’importation sont assimilées par les auteurs chinois, qui trouvent ainsi matière à exprimer leur propre discours de contestation de la famille, de la tradition, mais aussi de recherche d’affirmation nationale, et le thème libidinal se double alors ici de celui de la frustration en particulier face au Japon et à sa modernité.

À ce stade, il semblerait que la littérature de Chine ait pour enjeu le corps national plutôt que le corps individuel en souffrance ou, du moins, qu’elle ait eu souvent des difficultés à les dissocier l’un de l’autre et, de fait, elle évolue dans le sens d’un réalisme socialiste au service du peuple avant de céder le pas à une littérature des cicatrices, qui dresse le bilan effrayant de la Révolution culturelle. Mais la littérature du Japon, sensible aussi aux idéologies d’importation, produit une prose prolétaire sui generis, où le corps ploie jusqu’à la mort sous l’exploitation capitaliste, comme dans Le Bateau-usine (1929) de Kobayashi Takiji (1903-1933).

De la période de la République (1911-1949) jusqu’à nos jours, la Nouvelle littérature chinoise est en quête de l’expression qui rend sa voix à l’individu, au peuple, à la nation, aux victimes des violences politiques et historiques du xxe siècle : ainsi, un Mo Yan (1955-) cherche à démonter ou subvertir les récits officiels par la parole locale, un Han Shaogong (1953-) à réinventer une parole primitiviste. La littérature, républicaine en particulier, s’inspire autant de la pièce du dramaturge soviétique Sergueï Mikhaïlovitch Tretiakov (1889-1937), Hurle Chine ! (1926)15, que de la gravure expressionniste de Munch ou du jeu « biomécanique » de Meyerhold pour produire le cri de l’éveil16. D’ailleurs, dès les années 1900, via les étudiants chinois au Japon, le théâtre moderne rejette la gestuelle et le chant codifiés et stéréotypés de l’opéra traditionnel au profit du « théâtre parlé » sur le modèle occidental : c’est la parole et la langue nationale nouvelle contre le corps hiératique du passé. L’élite aux idées modernes rejettera ensemble l’opéra classique « barbare » ; le grand acteur d’opéra Mei Lanfang (1894-1961) sera accusé par un révolutionnaire comme Chen Duxiu (1879-1942, l’un des fondateurs du PCC) de se complaire à jouer des rôles féminins devant les spectateurs japonais. Cette affirmation obsessionnelle du rôle masculin pour redonner une voix virile à la Chine affaiblie s’exprime par exemple dans le roman populaire best-seller de 1941, Bégonia (Qiuhaitang) de Qin Shou’ou (1908-1993), plusieurs fois adapté au cinéma, en théâtre, en série TV jusque dans les années 2000 : un jeune acteur de l’opéra chinois, au

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Revue Extrême-Orient - Extrême-Occident
Nombre de pages : 226
Paru le : 10/12/2015
EAN : 9782842924478
Première édition
CLIL : 4036 Asie
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×155 mm
Version papier
EAN : 9782842924478

Version numérique
EAN : 9782842924485

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